Histoire d’une épidémie en 1885 au Guilvinec

A lire : un article datant de 1892 particulièrement éclairant sur une terrible épidémie au travers du rapport de Henri Monod, tout juste nommé Préfet du Finistère en 1885.

Le département du Finistère ne se distingue pas seulement par sa position géographique toute spéciale, il offre à l’économiste un spectacle curieux. C’est un des trois départements de France où la mortalité est la plus élevée et un des trois où l’excédent des naissances sur les décès est le plus fort. Nulle part la misère n’est plus grande et nulle part elle n’est supportée avec plus d’insouciance, on pourrait dire d’inconscience. L’instruction, l’assistance publique, l’hygiène sont rudimentaires. Par contre avons-nous besoin d’insister? la consommation de l’alcool y est effrayante.

On comprend qu’un pareil terrain soit propice aux épidémies. Toutes les épidémies de choléra qui se sont abattues sur la France ont frappé le Finistère et, en certaines communes, terriblement. Le Guilvinec est de celles-là.

C’est un petit port sur la mer sauvage, entre des cailloux, très pittoresque à le voir en passant; mais « pays plat, sans écoulement pour les eaux ménagères pas de fosses d’aisances, à peine un peu d’eau potable en quantité tout à fait insuffisante, des maisons éparses, un véritable marais au milieu d’elles, des détritus partout ». En vingt ans, le docteur Cosmao déclare y avoir vu deux épidémies effrayantes de variole, une épidémie de fièvre typhoïde, une épidémie de fièvre puerpérale, deux épidémies de choléra. La dernière fois, c’était en 1885, la moitié des habitants, tous ceux qui avaient quelques sous, s’enfuiront d’épouvante, les malades restaient sans soins, les morts sans être enlevés. Le Finistère, dans cette épidémie de 1885, ne compta pas moins de 730 victimes du choléra. Alors que le fléau sévissait avec une rigueur à peine ralentie, M. Henri Monod, aujourd’hui directeur de l’assistance et de l’hygiène publiques au ministère de l’intérieur, était appelé à la préfecture de Quimper. Il dut aussitôt agir. On remarquera qu’en France l’autorité, par les lois de 1807 et de 1822, est très suffisamment armée; seulement on avait toujours paru reculer devant les mesures rigoureuses comme toutes celles de salut public qu’autorisent ces lois. Cette fois on n’hésita point et l’événement tout au moins sembla montrer que l’énergie administrative avait eu finalement raison du fléau. Rien ne met en goût des choses comme le succès, et l’habile ou heureux préfet, comme on voudra-fit paraître dans un recueil spécial, la Revue d’hygiène, une histoire de l’épidémie du Guilvinec, fort remarquée alors par le monde médical. Mais déjà il projetait sur cette invasion de choléra dans le Finistère, qu’il avait vue de si près, un travail plus étendu et plus complet. La monographie locale n’était que le prélude du volumineux traité qu’il publie aujourd’hui sous ce titre le Choléra, histoire d’une épidémie. Finistère, 1885-1886.

Dans ce gros volume de près de sept cents pages, le problème médical de la nature du choléra reste complètement écarté. L’ouvrage est divisé en deux parties inégales; la première, toute descriptive, toute documentaire, comme on dit maintenant, est le tableau complet de l’épidémie qui a ravagé le Finistère; dans la seconde partie, M. H. Monod étudie, au point de vue général, les moyens les plus propres à empêcher le retour en France de la grande maladie asiatique.
Un préfet, dans une question dont il s’est occupé, a, certes, d’amples matériaux d’information sous la main, mais le lecteur n’est pas long à découvrir qu’une direction est intervenue, que cette abondance vraiment extraordinaire de renseignements qui emplissent la première partie de l’ouvrage ne s’est pas trouvée simplement réunie par la convergence des services préfectoraux, qu’ils ont été demandés, provoqués et, qui sait? exigés, peut-être. On devine une volonté maîtresse qui avait résolu de faire dire aux faits, sur un terrain particulièrement favorable, tout ce qu’ils peuvent livrer. Aussi, la grande étude à la fois administrative et médicale que nous donne M. H. Monod est-elle, croyons-nous, sans précédent.

A Paris, dans un grand centre, elle n’eût point été possible. Comment au milieu d’une population dense, affairée, suivre le contact matériel qui est la condition même de toute propagation morbide ? Tandis que dans de petites agglomérations comme celles du Finistère, de petites villes telles que Quimper, Concarneau, à plus forte raison dans de simples villages aux maisons espacées comme le Guilvinec, où tout le monde se connaît, est au courant des habitudes et des relations de tous, la contagion de maison en maison, d’individu à individu pouvait être plus facilement suivie. Il a suffi çà et là d’un maire, d’un médecin intelligents et il n’en manque pas dans le Finistère surtout alors que le zèle de chacun était excité par le pouvoir central, pour établir une enquête comme il n’en avait encore jamais été faite en France.

Après quelques pages consacrées aux rares renseignements qu’il fut possible de se procurer sur les épidémies de choléra antérieures dans le Finistère, M. H. Monod trace, commune par commune, le tableau complet de celle de 1885-1886.

Pour le Guilvinec et pour Quimper en particulier, rien n’est omis l’information est poussée jusqu’aux derniers détails. Les conditions hygiéniques sont soigneusement indiquées pour chaque localité; chaque malade désigné par un numéro a son histoire, qu’il soit mort ou qu’il ait guéri nous savons son âge, sa profession, son état d’aisance ou de pauvreté, sa santé antérieure, sa façon de vivre (sobre, ivrogne, etc.); nous connaissons le logement à peu près propre ou le taudis misérable qu’il habite, combien de personnes y vivent avec lui. On nous dit où et comment on suppose qu’il a contracté le mal. De même que chaque malade, chaque habitation visitée parle choléra a sa mention particulière avec son numéro dans l’ordre où elle a été infectée. Voici un de ces croquis « N° 12, au Guilvinec « Rez-de-chaussée malsain, humide, malpropre. Sept personnes dans 34 mètres cubes d’air. Le père, calfat (52 ans), alcoolique, est mort. Le fils (19 ans) a guéri.» En voilà un autre à Quimper

« La pièce où était logé le n° 7 (tailleur d’habits, 65 ans très ivrogne) mesure 2 mètres de longueur sur 2 mètres de largeur; elle a 1 m. 31 de hauteur à une extrémité et 1 m. 70 à l’autre. Pas de plancher. Une fenêtre grillée de 50 centimètres de largeur ne donne ni air ni jour. On laisse la porte ouverte quand on veut y voir clair. Entre le foyer et la porte, il y a juste la place du lit et d’un coffre qui sert de table. Le logement est adossé à une porcherie. Le malade étant mourant, les sœurs ont trouvé un soir dans la pièce trois personnes outre le malade. »

Pour chaque cas de choléra signalé nous suivons la transmission de la maladie d’une habitation à l’autre, du premier atteint dans la famille à ceux qui le sont ensuite. M. H. Monod a pu dresser ainsi des sortes d’arbres généalogiques où l’on voit, par exemple, un malade du Guilvinec, qui est mort, communiquer le choléra à trois individus et ceux-là, de proche en proche, à d’autres au nombre de trente-trois, sur lesquels onze ont succombé.

Des tableaux, des cartes, des plans, des graphiques parfois fort ingénieux, éclairent et résument le nombre vraiment considérable de renseignements accumulés dans cette grande information départementale. Même des figures nous montrent quelques-uns de ces taudis bretons où la mort a fauché en plein. Nous ne savons rien de plus poignant que ces plans de petites villes, du Guilvinec en particulier avec les maisons figurées de trois couleurs: les atteintes, les abandonnées, les indemnes. Celles-ci de beaucoup les moins nombreuses chaque habitation contaminée, avec son numéro d’ordre, et pour chacune les cas de choléra mortels ou non, représentés par des points noirs et rouges. Dans telle maison, la septième atteinte, huit cholériques dont cinq morts, et dans les deux maisons voisines, où le choléra s’est aussitôt propagé puisqu’elles portent les numéros 8 et 9, six cas dont trois mortels.

Le choléra est une maladie dont nous ignorons absolument la nature et à laquelle la médecine ne connaît pas encore de remède efficace. Le seul moyen qui reste de la combattre, est de la tenir éloignée, de l’empêcher d’entrer en France. Cela revient à dire que la lutte contre le choléra est surtout une affaire administrative. Si l’on en doutait, la belle enquête de M. H. Monod nous éclairerait complètement. Elle constitue un grand service rendu et dont l’avenir ne manquera pas de tirer profit: c’est la partie positive du l’oeuvre du directeur de l’hygiène publique.

Mais M H. Monod est un convaincu, il a la foi du lutteur. Préfet il avait donné de sa personne contre le choléra chef d’une grande administration sanitaire, il n’a pas voulu se contenter du rôle, si bien qu’il l’eût rempli, de simple historiographe.

Il vise plus haut et plus loin. Il nous dit c’est la seconde partie de son livre d’une part, avec la compétence acquise dans l’administration départe-mentale, et, d’autre part, avec le sentiment des exigences internationales puisé aux sources mêmes du gouvernement, de quelle façon il comprend dans l’avenir la préservation des épidémies cholériques, par ce qu’il appelle les « réformes nécessaires ».

On sait aujourd’hui, de science certaine, que toute épidémie de choléra qui atteint l’Europe a eu son point de départ dans l’habitation de quelque Hindou aux bords du Gange. Le fléau naît là et point ailleurs. Sur le reste du monde, il se propage sans jamais apparaître spontanément. Du cholérique qui meurt en Bretagne dans son lit à volets, on pourrait toujours remonter, si le système d’informations était suffisant, de malade en malade, à l’habitant de quelque paillote des environs de Bombay ou de Calcutta, un peu plus malsaine peut-être, mais pas beaucoup (disons-le à la honte de la civilisation occidentale) que ces logements de Quimper ou du Guilvinec décrits par M. H. Monod.

C’est donc en territoire anglais que surgit toujours le choléra. Dès lors, on comprend que les nations européennes aient senti le besoin de s’unir contre cette espèce d’invasion étrangère. Le choléra asiatique peut suivre jusqu’à nous la voie de terre ou la voie de mer. Dans le premier cas, il viendra par l’Afghanistan, la Perse, les bords de la Caspienne les épidémies de 1830 et de 1845 ont pénétré en Europe par Astrakan. Quand le choléra prend cette route, on conçoit qu’il n’y ait guère rien à faire pour l’arrêter. Réclamer des Afghans qu’ils surveillent leurs caravanes, de la Perse qu’elle défende Mesehed sur sa frontière orientale, c’est presque demander l’impossible. On sait qu’en ce moment même le choléra fait dans cette ville de terribles ravages. Sans parler du sentiment religieux à l’encontre duquel on ne va pas impunément dans ces pays de ferveur musulmane: nombre de bons Croyants aux Indes veulent reposer en terre sainte, près du tombeau d’Ali, à Nedschef ou à Kerbela sur les bords de l’Euphrate. Des caravanes, « vrais charniers ambulants », se chargent de transporter leurs cadavres jusqu’à ces villes-cimetières, pendant que des bateaux anglais font également ce genre de transport.

Cependant, la voie ordinaire d’introduction du choléra en Europe est la Méditerranée. De ce côté, autres difficultés et non moins graves; on trouvait devant soi le peu d’empressement de l’Angleterre qui possède à elle seule, chacun le sait, plus de navires sillonnant les océans que toutes les nations européennes ensemble.

Avec le courage et aussi la force que donne une conviction nettement arrêtée, M. H. Monod part en guerre contre l’Anglais. Il dépense pour le triomphe d’une action internationale efficace, des trésors de science et de bonnes raisons. Le moyen de tarir le mal à sa source serait évidemment d’assainir la vallée du Gange, ces provinces d’où nous arrive toujours le choléra. « Et puisque vous le savez aussi bien que nous, dit-il à nos voisins, faites votre devoir. » Le gouvernement anglais répond qu’il n’a pas été déjà sans réaliser d’importantes améliorations sanitaires aux Indes, mais qu’en définitive cela ne regarde personne et qu’il est maître chez lui.

Nul, on le pense bien, ne songe à contester ce droit primordial. On espéra être plus heureux sur le terrain de l’internationalité. Si du moins on arrivait à garantir la Méditerranée Au fond la question européenne de choléra, telle qu’elle se pose, c’est la défense de l’isthme de Suez. Mais ici encore on s’est heurté au peu d’empressement de l’Angleterre. En vain avait-on voulu établir en Egypte une sorte de commission sanitaire internationale. L’Angleterre par le fait de l’occupation égyptienne cette autre plaie au cœur de la France y demeurait maîtresse avec le mot d’ordre manifeste de faire le moins possible. La prétention anglaise était de franchir le canal «en quarantaine», c’est-à-dire aussi librement qu’un bras da mer quelconque, à la condition de ne pas aborder. « Pour le reste, disait-elle, agissez chez vous comme vous l’entendrez, défendez-vous contre le choléra comme je ne manque pas de le faire à l’occasion, dans mes possessions de la Méditerranée, Chypre, Malte prenez les mesures que j’ai dû parfois appliquer à Liverpool ou à Londres contre la fièvre jaune; mais le pont de mes navires, quand même ils ont des cholériques à bord, est terre anglaise, et vous n’avez qu’y voir.

D’ailleurs, jamais le choléra n’a été importé nulle part par un navire anglais. » Cela est vrai et justifie un peu, il faut bien en convenir, ce dédain longtemps affiché des mesures collectives que voulaient prendre les autres nations européennes. Il semble pourtant qu’à la fin, l’Angleterre se soit rendue. Après de multiples conférences européennes à Constantinople, Rome, Venise, les puissances en sont arrivées à demander à l’Angleterre de consentir ces deux choses bien simples pour tous les navires franchissant l’isthme de Suez l’inspection médicale du bord et la désinfection méthodiquement pratiquée des effets des passagers. Après bien des résistances et quelques réserves en ce qui concerne les bateaux-postes, les délégués anglais ont finalement signé à Paris même, il y a trois jours (voir le Temps du 12 juin), l’acte qui consacre ces mesures, demandées dans l’ouvrage de M. H. Monod.

Cependant il ne faut pas s’y tromper. Au fond, le sentiment de nos voisins est que même ces précautions, qui semblent si rationnelles, restent des expédients. Pour eux et M. H. Monod s’étend longuement sur ce point les véritables moyens de préservation sont ailleurs, et il faut bien qu’ils soient ailleurs ainsi raisonnent les Anglais sans quoi le choléra à chaque instant ravagerait leur île, apporté par les navires des Indes. Or si, depuis 1870, le choléra a plus d’une fois abordé en Angleterre, il ne s’y est jamais propagé. On se rappelle ce qui se passa quand on voulut créer dans divers pays des établissements sur le modèle de notre institut Pasteur, contre la rage.

Certains Etats répondirent qu’ils se sentaient suffisamment protégés par leurs règlements sur la police des chiens. La grande force de l’Angleterre dans les questions d’hygiène internationale, c’est qu’elle a su réaliser chez elle après des années de persévérance cette triple conquête la pureté de l’air, la pureté des eaux, la pureté du sol. Depuis quinze ans, l’Angleterre a dépensé pour cet objet plus de 3 milliards. La loi est formelle, et contraint les paroisses à l’exécution des travaux reconnus nécessaires par une sorte de bureau central d’hygiène. Ajoutons
que ces travaux sont toujours exécutés avec une économie inconnue de notre service des ponts et chaussées. Tout est là en effet nous péchons en France par l’hygiène journalière. Nous avons des lois presque draconiennes contre les épidémies à nos portes ou déclarées nous n’avons pas de loi d’assainissement public. Un projet, il est vrai, a été déposé le 3 décembre dernier sur le bureau de la Chambre des députés par le ministre de l’intérieur. M. H. Monod le reproduit en manière de conclusion de la deuxième partie de son ouvrage. Lui-môme résume le devoir patriotique qui reste à accomplir dans ces deux mots écrits en gros caractères à la dernière page désinfection, salubrité. Mais ne se confondent-ils pas dans un seul Propreté publique et privée ? 2Proudhon, dans son livre De la justice, fait quelque part un grief au second empire d’avoir jeté les millions à pleines mains dans les campagnes de France pour bâtir des églises, au lieu de faire des canalisations d’eau et des fontaines. Il est certain que plus d’une épidémie eût été ainsi évitée. Combien de ce côté il reste encore à faire. Redisons-nous chaque jour que l’instituteur, l’institutrice, qui sont, au regard de la grande masse de la population, les véritables éducateurs, peuvent beaucoup pour ce qui est de l’hygiène personnelle. Pour ce qui est de la maison, de la commune, l’Etat a ses devoirs; mais il ne peut rien en dehors du temps d’épidémie, tant que nous n’aurons pas ces « réformes nécessaires » que réclame avec tant d’énergie le directeur de l’hygiène publique. C’est là, nous dit la science, qu’est encore la meilleure et peut-être la seule sauvegarde contre le retour du choléra, contre toutes les maladies contagieuses.

G. POUCHET. Le Temps 16 06 1892

Lecholéra.–Histoired’uneépidémie.Finistère,1885-1886,parHenriMonod,directeurdel’Assistanceetdel’hygiènepubliques(1vol.in-8°,Pans,Delagrave).