L’île aux artistes

J’avais lu quelque part qu’il existait, sur la côte du Pays des Abers, une île connue pour accueillir régulièrement des artistes. De quoi attiser ma curiosité ! Mais, un peu incrédule, comme Saint-Thomas, il m’a fallu me rendre sur place pour vérifier l’information. Comment un caillou, ponctuant cette côte, comme des dizaines d’autres disséminés en vrac par une main géante dans cette mer inhospitalière pour les marins, pourrait-il accueillir des artistes et leurs œuvres ?

C’est à un véritable jeu de piste à la Sherlock Holmes que je me suis livré pour aboutir à une découverte majeure. Pour en savoir plus, je vous propose de refaire avec moi le trajet qui m’a mené jusqu’à ce lieu de lumière, magnifique et magnifiée, où des artistes se sont amusés, comme les grecs anciens, à écrire avec de la lumière.

Nous sommes le 13 août 2022. Il est 10 h 45, soit trois heures pile-poil avant la basse mer. Je respecte donc les recommandations qui m’ont été faites : pour accéder à l’île à pied sec, en profiter et en revenir, il faut compter six heures lors des plus grandes marées. Trois heures avant, trois heures après, sinon il faudra attendre six heures sur place avant de pouvoir repartir. Le coefficient est de 103 ; parfait pour l’aventure.

Avant de quitter le parking, un premier indice attire mon attention : sur un poteau, quelqu’un a créé une « installation » artistique plutôt saugrenue, posée à un mètre de hauteur, avec un maillot de bain de fille suspendu, une sandale décorée de deux tétines de bébé. Bizarre ! Bizarre ! Serait-ce l’œuvre d’un pinseyeur ? Un gag ? Des affaires oubliées, tout simplement ? En tout cas, la présence d’enfants par ici est fort probable.

Je mets mes pas dans les roues d’un énorme tracteur et sa remorque, allant travailler dans les parcs à huîtres situés un peu plus bas. Des pêcheurs à pied, haveneau sur l’épaule et panier en bandoulière, emboîtent aussi ses larges traces en chevrons, prenant la même direction avec la ferme intention de traquer les crevettes dans les flaques qui se forment à la mer descendante sur le bas de l’estran.

Un peu plus loin, en haut de plage, encore plus bizarre, gît un canot taillé à la masse et au burin dans de la roche de Kersanton. Il n’en peut plus de ne pas naviguer et est tout juste bon à recueillir l’eau des hautes mers qui le recouvrent. Un bateau qui ne flotte pas et qui est réduit à servir aux goélands de piscine pour bains de pieds.

Qui est le farfelu qui a bien pu imaginer cette drôle d’embarcation ? En tout cas, ce n’est pas le canot d’un passeur fictif qui aurait transporté les piétons sur l’île à marée haute ! Il aurait coulé, sans aucun doute ! Le bag noz des légendes bretonnes peut-être ? Mais l’île n’est pas Tir na Nog, l’île celte de l’éternelle jeunesse, ça je le sais.

Sans plus de certitude sur mes premières découvertes, je poursuis. Sur la plage, des structures de land art plus ou moins élaborées, faites d’assemblages de galets posés à la suite au sol, formant, carrés, spirales, … Là, je me dis que c’est la touche d’une main d’enfant qui a probablement fait œuvre d’artiste.

Ou peut-être s’agit-il alors de korrigans du voisinage qui profitent des nuits de pleine lune pour sortir de leurs allées couvertes. Ils pensent sans doute que leurs œuvres labyrinthiques vont dérouter les promeneurs et les faire se perdre dans ces dédales de pierres, suivant des feux follets incontrôlés et incontrôlables ?

Je continue à marcher dans la vase qui se mêle au sable, révélant les traces des multiples chaussures des randonneurs qui m’ont précédé. Je délaisse les champs d’algues jaunes à ma droite. Bizarre ! Je connaissais les algues brunes, rouges ou vertes, mais personne encore ne m’avait dit qu’un Yves Klein local aurait inventé le jaune des abers pour repeindre les fucus d’ici !

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Je reprends mon cheminement sur cette sorte de route virtuelle qui relie le continent à l’île. Partout au sol, certains occupants du lieu ont laissé des signes cabalistiques, sortes de hiéroglyphes de sable, difficilement déchiffrables. Mais, me direz-vous, n’est-ce pas le propre de ces idéogrammes ? Après tout, peut-être ne veulent-ils rien dire ? Qui le sait ?

Enfin, je respire, car j’aborde le rivage de l’île. Sera-t-elle à la hauteur de mes espérances ?

Le haut de plage est parsemé de blocs minéraux striés de diaclases qui forment des motifs plus ou moins géométriques. Ils sont couverts de lichens orange qui éclairent de leur complémentarité le bleu du ciel. Par ailleurs, abandonnées sur le sable, quelques grandes algues plus ou moins desséchées, offrent à notre imagination des motifs de réflexion. Leurs formes tordues et leur ombre portée résultent de leur parcours, leur vécu. Simples fantômes, ignorés, allongés sur un bout de plage.

Un panneau m’apprend que le lieu-dit s’appelle Roc’h Gored. Pas la roche des Goristes, trop facile ! Même si Vonvon et Riton n’habitent pas loin, du côté de Lilia, ce n’est pas une raison ! Ce n’est donc assurément pas la Roche des Gorets, n’en déplaise aux franchouillards et aux parisiens ! Tout simplement, il y avait ici autrefois une pêcherie (Gored), un système ingénieux qui permettait d’emprisonner les poissons à la marée descendante. Canalisés par des murets de pierre, ils se retrouvaient enfermés dans une nasse de branchages. Et le tour est joué ! Les mulets prisonniers seront au menu des familles qui les dégusteront le soir-même !

Les lapins ont pris possession du haut de la dune. A cette heure-ci, ils se cachent. Ils doivent être nombreux si l’on s’arrête aux dizaines de terriers creusés dans le sable et aux milliers de petites boules brunes qui parsèment le sol. Même s’ils sont sortis d’un quelconque chapeau, il semble peu probable que les animaux à longues oreilles soient — on ne sait par quel tour de magie — les artistes que je recherche. Tout le monde ne peut pas s’appeler Bugs Bunny !

Au milieu de la petite île, sur la ligne de crête, une sorte de chemin serpente vers le nord. Pavé de gros galets disposés par des land artistes de manière a-priori incohérente — pour les terriens cartésiens—, il n’est assurément pas le moyen le plus rapide pour progresser du sud au nord, sauf si l’on admet que la sinusoïde est le plus court chemin d’un point à un autre. Le message sous-jacent, un éloge de la lenteur, peut-être ? Mais, bon, peut-on décemment leur jeter la pierre, à ces créateurs ?

A la pointe nord un belvédère est parsemé de quelques gros rochers dont l’un fait vaguement penser à un tiki oblique à tête de caméléon ou de varan de l’île de Pâques. C’est l’un des deux points les plus élevés de l’île, culminant à 14 mètres. Le panorama à 360 degrés permet au visiteur d’apercevoir d’un seul coup d’œil la totalité du caillou longiligne de près de quatre hectares.

A l’horizon, une multitude de paysages lumineux s’offrent à lui, composés de bouts de terre plus ou moins lointains, de cailloux uniquement émergés aux basses mers, d’îlots à peine couverts de végétation à leur sommet, le tout sur fond de mer aux nuances de bleu turquoise et vert émeraude, rehaussées par le blanc d’une fine dentelle d’écume.

Pour passer du côté ouest de l’île, j’enjambe, sans les écraser, des massifs de cakilier (ou roquette de mer) où s’activent des bourdons. Ces plantes sont des pionnières, fixant le sable avec leurs longues racines, tout comme la soude brûlée, le pourprier et l’obione. Je retrouve mes pêcheurs de crevettes devant les parcs à huîtres, faisant glisser méthodiquement leur épuisette à l’horizontale sous une trentaine de centimètres d’eau particulièrement transparente.

Sur la grève, au pied d’une petite falaise, des traces brunes espacées de manière aléatoire figurent de véritables tableaux graphiques monochromes. Une abstraction créée par le retrait de la mer que ne renieraient pas certains grands plasticiens, toujours à la recherche de l’inspiration. Ces créateurs doivent souvent se casser la tête pour fabriquer des images nouvelles, alors que depuis des millénaires, les vagues dessinent sur le sable deux fois par jour, inlassablement, des motifs éphémères qui ne résisteront pas au flux suivant. Le fruit d’une révolution, une révélation permanente.

Je remonte sur l’épine dorsale de l’île pour emprunter un sentier qui se faufile entre quelques gros rochers entourés de fougères déjà bien jaunies. Entre cette végétation apparaît une sorte de tour carrée, blanche en bas, surmontée d’une sorte de cylindre rouge équipé d’antennes ou, tout du moins, quelque chose qui y fait penser. Ma première impression est de voir un dispositif digne de Cap Canaveral ou de Kourou, mais en miniature, associé à des mobiles de Calder, le tout peint en rouge pétant. Sans doute, le signe de reconnaissance des artistes que je recherche !

En m’approchant du bâtiment, — Eh, oui ! C’est bien une sorte de maison qui m’apparaît à l’intérieur d’un enclos, sous la tour ! — je dois avouer mon impatience de découvrir ce qu’il contient. Ceint d’un mur de pierres maçonnées, je reconnais un petit phare, situé au milieu de deux espaces. Au sud, un jardin en pente, peu entretenu, presque laissé à l’abandon, ouvert à tous les vents, mais avec, dans le prolongement de l’escalier qui permet de descendre à la cale, une vue sur les parcs à huîtres, bref une perspective digne du château de Versailles.

Au nord, un jardin potager bien abrité et agrémenté de nombreuses plantations, comestibles et d’agrément. On dirait un jardin partagé, comme on en trouve en ville depuis quelques années. Oui, mais partagé par quels habitants ? Les lapins ? Sur des écriteaux en bois, des citations signées Gilles Clément et Pierre Rabhi donnent le la à ce lieu où l’action de la main humaine est omniprésente. « Apprendre à s’émerveiller du mystère de la vie » semble, à leur lecture, le but ultime de la sagesse. Je respire, l’endroit est imprégné de philosophie. Il ne me reste plus qu’à dénicher les artistes.

Arrivé devant la porte, je demande à une dame qui place des panneaux d’information lestés de galets si elle est bien l’artiste qui occupe les lieux. Pas de chance, Ivana Boris — c’est le nom de la photographe italienne qui présente ici ses « Sentinelle(s) de lumière » — n’est pas présente. L’accueil des visiteurs est assuré par des bénévoles de l’association IPPA (Îles et Phares du Pays des Abers) qui organise des résidences d’artistes dans la maison-phare de mon île mystérieuse, l’île Wrac’h, à l’entrée nord de l’Aber Wrac’h.

Et voilà le mystère enfin presque résolu. Je pénètre à l’intérieur du bâtiment, passant sous une voûte de pierre très élégante. La pièce principale, qui contient l’exposition de photos, est éclairée verticalement par de petites fenêtres rectangulaires. L’ambiance intérieure me rappelle un autre phare, celui de Saint-Pierre Penmarc’h, datant de 1835 (un peu plus ancien que celui-ci) où j’ai eu le plaisir d’exposer 48 photos pendant tout le mois de septembre 1998.

Expo d’Ivana Boris à l’intérieur du phare de l’Île Wrac’h

Le sol est décoré d’une carte marine représentant les alentours. Une particularité qui en fait l’originalité : tous les toponymes marins sont indiqués en langue bretonne, à quelques rares exceptions près. Les photos sont accrochées aux murs. Elles n’ont pas toutes été prises ici. Quelques-unes interpellent obligatoirement le spectateur car, si elles représentent un paysage nocturne plus ou moins identifiable, elles contiennent également des sortes d’éclairs de lumière blanche éblouissante qui zèbrent le panorama. Ce procédé de prise de vues est connu sous le nom de light painting.

Et justement, le plus de l’exposition, c’est le résultat d’une animation menée par la photographe pendant sa résidence avec les enfants des deux écoles de Lilia-Plouguerneau, l’une d’elle étant — comme par hasard ! — très justement nommée « École du Phare ». Un joli projet pédagogique qui a vu les élèves s’initier à la prise de vues selon le procédé de light painting, pouvoir créer eux-mêmes leurs propres images et accepter de les proposer au regard du public en ce mois d’août.

Les œuvres des enfants

Pour les admirer, il faut contourner la maison-phare et se rendre dans le jardin potager où un petit local accueille les œuvres photographiques des enfants, accompagnées d’autres œuvres graphiques, installations collectives et partage de ressentis écrits, le tout très justement dénommé par eux « Sentinelles des idées lumineuses ».

Pour plus de détails, voir le site des organisateurs

L’île Wrac’h en pleine lumière, l’île aux artistes