Va où Lorient te mène, Phil

Brezhoneg street movie e-barz An Oriant
Lorient, vers 16 heures, le 13 août 1982.
16 heures, c’est l’heure des violons d’Ingres : tout un chacun est poète à 16 heures, artiste ou bricoleur à 16 heures, chanteur ou musicien à 16 heures, bref, une heure favorable à toutes les aventures humaines et personnelles.
C’était donc à l’époque où le Festival s’appelait encore « Festival de Lorient », après avoir été « Fête des Cornemuses », à Brest, il y a bien longtemps. Certains l’appelaient aussi « Festival Interceltique », mais les technocrates ou communicants modernes n’avaient pas encore inventé le concept de « FIL ».
C’est donc à cette époque bénie que se passe cette histoire sans queue ni tête. Alors, ne vous inquiétez pas de ne pas lui trouver de fil conducteur, ou, plus grave encore, si vous en trouvez un et que vous le perdiez en cours de route.
Non loin du stade du Moustoir, derrière la Mairie. Une BMW blanche, immatriculée 29, se gare. Un modèle antédiluvien mais d’apparence nickel-chrome. Une vraie chaleur estivale écrase les rares passants. « Sale temps pour les gros ! comme on dit en Penfeld du côté de l’arsenal de Brest, la journée sera rude ! », pense Phil en extrayant sa carcasse imposante de l’objet de collection pré-soixante-huitard.
« T’as vu, Lann, ces cons de keufs à moto sur la bi-route, à Quimperlé ? Il a encore fallu qu’ils m’arrêtent, comme chaque fois. Tout ça, juste pour admirer le bestiau et discuter mécanique ! Ils croient que Phil n’a rien d’autre à faire ? Un ancien antinucléaire de Plogoff, taper la discute avec d’anciens séminaristes bleus de Pont-Croix recyclés sur deux roues ? On aura tout vu ! »
Lannig, le copilote, opine, mais un truc le turlupine : « Phil, on va la planter quand, la tente, sur le terrain de rugby, au camping du Festival ?
— T’inquiète pas, on a le temps : un, on prend les billets pour le concert Stivell-Branduardi au Stade, deux, on va faire un tour en ville, histoire de se remettre en mémoire l’authentique goût de la Guinness de Dublin, livrée par cargo spécial, et se replonger dans l’ambiance musicale des terrasses de bistrots. Ensuite, on aura le temps d’aviser , …»
Les deux amis ont rendez-vous à 18 heures dans le quartier de Merville, à l’« Archi », bar branché du Festival qui reste ouvert tous les soirs jusqu’à 5 heures du matin. Ils doivent y retrouver toute une équipe de clients qui assurent un max : Soaz, une vieille copine, lorientaise d’adoption, prof dans un bahut du coin, avec une brochette d’autres régionaux de l’étape, plus une bande de poulettes Basquaises, chanteuses et pistardes comme pas deux, qui rentrent en Euzkadi après avoir découvert le pays Bigouden maritime et son microcosme portuaire, plus encore quelques potes du Finistère qui viennent juste pour la soirée.
Laissant la BM sur son parking à l’ombre, les tentes et tout le matériel dans le coffre – et même le «caban spécial piste » de Phil, de marque « Le Minor », SVP, avec poches intérieures garnies de provisions, pâté Hénaff hag all (et tout le nécessaire… !) -, voilà les deux compères en route vers les guichets du Moustoir. Les billets sont vite achetés et les terrasses du Centre sont proches. Il fait vraiment soif !
Le décor n’a pas changé : la Place Jules Ferry est déjà squattée de campeurs qui se sont installés au cœur de l’événement, comme chez eux , au milieu d’un joyeux chantier woodstockien, dans le jardin public. L’alternative, c’est le camping du Festival au terrain de rugby, à deux ou trois kilomètres, vers Larmor, mais alors il faut aimer la marche à pied ou posséder un véhicule. Seule consolation, à 6 heures du mat’ les petites anglaises qui vous souhaitent «  good morning » en préparant leur cup of tea quand vous rentrez à la tente pour une « good night » ! Et comme le répète à l’envi Phil : « Dormez bien, dormez plein ! »
Le snack « Le Ferry » convient tout à fait au seul vrai repas solide de la journée, sauf à faire un saut au village celte qui sert un fameux breiz burger à l’andouille grillée, accompagnée d’une Guinness dans un verre en plastique, mais dont le tirage se termine artistiquement, d’un coup de poignet, avec le dessin du trèfle sur la mousse, comme là-bas !
Aux terrasses de cafés, des groupes de musiciens d’outre-Manche animent le Festival « off » en échange des consommations offertes par le patron. Loin des concerts  « pros », ici, seul, en groupe ou en famille, on chante ou on joue, sur tous les instruments possibles, celtes ou non, les airs traditionnels irlandais, gallois, écossais et bretons principalement. L’ambiance est cool, un peu comme à la Fête du Peuple Breton à Penfeld. Les étuis d’instruments sont décorés des mêmes autocollants que les vitres arrière des voitures. Les signes de reconnaissance : triskell, hermine en pendentif, tenue décontract, … le look typique du festivalier font qu’on se sent bien entre soi,… et que la fête commence !
Surtout que, pendant le festival, les autorités militaires ont eu la bonne idée d’expédier les commandos de Marine en opérations extérieures pour des vacances bien méritées. Donc, peu de risque de baston ! Ils ont quand même laissé quelques uniformes devant le commissariat central, histoire de dire aux autonomistes de tous poils que Big Brother les a à l’œil.
Un petit chapiteau, la Taverne, accueille des concerts tous les soirs, le lundi étant traditionnellement réservé aux Sonerien Du, les festoù-noz ayant plutôt lieu au Palais des Congrès, près du port de plaisance et du quai des Indes. Sur l’esplanade, il n’est pas rare de voir des scènes plutôt cocasses : un joueur de cornemuse en kilt à l’arrière d’une moto, le même traversant à pied le bassin du jardin public où flottent des bières vides ou encore une famille d’irlandais, du grand-père à la petite-fille de 7 ou 8 ans se mettre à jouer des airs de chez eux.
Ici, on peut même rencontrer « incognito », c’est-à-dire parmi le « populo », des gens connus comme Albert Fry, père du renouveau de la musique irlandaise traditionnelle ou Paul Wright et sa revue « Tradition vivante ». Le concours de fléchettes anglaises, dites darts, a lieu au Palais des Congrès le samedi après-midi. S’y côtoient le gratin des joueurs confirmés venus parfois de loin. Tous les ans, Phil y voit Yffig, un patron de pub brestois, chaussé de ses boutou coat, essayant de faire plus de doubles et de triples 20 que les meilleurs manxois, écossais, gallois, irlandais et autres spécialistes de la pointe au tungstène.
Revenons à nos deux amis : après quelques pintes, ils se sont décidés à rejoindre l’« Archi », passant devant les halles rondes de Merville (celles dont on ne fait jamais le tour entier). Toute l’équipe prévue est réunie au grand complet.
Quelques verres plus tard, un breiz burger pris sur le pouce, et le « caban de piste » de Phil récupéré dans la BM, les voilà à l’entrée du stade du Moustoir. Ici, la légende veut que c’est sur ce terrain de foot cerné d’une piste de vélodrome, que le talentueux nouvel entraîneur-joueur douarneniste des « Merlus », le Football-Club de Lorient, a inventé le célèbre et légendaire geste technique dit « contrôle lorientais ».
En 1980, fut jouée au même endroit la première de la Symphonie Celtique de Stivell, création musicale grandiose et fondatrice du concept de la celtitude « world », ouverte sur toutes les cultures du Monde et leur métissage.
A l’entrée, des militants bretons, parmi lesquels, deux figures historiques de Diwan, Ti Reun et Gweltaz, distribuent des tracts de Skoazell Vreizh, le Comité de soutien aux bretons emprisonnés depuis l’attentat contre le château de Versailles. Une fois arrivé dans l’arène, Phil ne peut pas s’empêcher de se faire remarquer. Son violon d’Ingres à lui, c’est la chanson beuglée et, en particulier, outre les chants de marins – « Jean-François de Nantes » ou « Quinze marins » – , le traditionnel « a mangé tous les moutons et a laissé la laine ! »
Déjà dans la rue, aux « Viva Asturias ! Viva Galicia ! » lancés par quelques celtibères en goguette, il lui fallait répondre : « Viva Brétania ! Viva Bigoudénia ! » Ici, c’est plutôt du genre : « Stivell ivrogne ! » Au bout du compte, scotché à la buvette du stade avec un pote léonard aussi imbibé que lui,  il ne verra rien du spectacle « Stivell – Branduardi », plus ou moins bien fagoté sur un argumentaire inspiré du Barzaz Breiz ! Résultat des courses, une extinction de voix carabinée pour notre Phil qui n’aura même pas réussi à reprendre en choeur « Va où le vent te mène, va ! ».
Retour à l’« Archi » pour toute l’équipe, les pintes de Guinness tirées dans la tradition, en une demi-heure, sont descendues dans le même laps de temps. Le bar est un lieu de rencontre où tous les milieux se mélangent lors du Festival : les Hell’s Angels morbihannais venus avec leurs Harley Davidson, des mineurs syndicalistes gallois, des marmules pratiquant les sports athlétiques bretons et celtes, des artistes, des babas, des bcbg, des militants culturels voire même les organisateurs du Festival parfois accompagnés des têtes d’affiche des concerts du jour. Le frère d’un gréviste de la faim de l’IRA avec Bobby Sands à la prison de Long Kesh, irlandais de Belfast, mineur de fond, accepte de discuter avec des Asturiens des problèmes des deux Irlandes, mais à Lorient, tous, qu’ils soient du Nord ou d’Eire, sont d’abord irlandais, on ne fait plus de différences, comme lors des matchs de rugby internationaux.
Cinq heures du mat’, l’heure des frissons, l’«Archi » ferme : la troupe doit trouver une position de repli. Soaz et ses potes lorientais proposent à Phil, complètement éteint, Lannig et un Asturien qui a survécu à la marée noire, de prendre le p’tit déj’ au Buffet de la Gare.
Café, chocolat, croissants, le régime n’est plus à la banane. Au milieu de tout, Phil se lève pour aller aux toilettes ; dix minutes plus tard, ne voyant toujours pas l’oiseau revenir au nid, Soaz et Lannig commencent à s’inquiéter de sa disparition et se lancent à sa recherche. Ils ont entendu deux trains s’arrêter et repartir ; sur le quai, ils font la description du client au « caban de piste » au chef de gare et lui demandent s’il l’a vu monter dans un train. Négatif !
Deux hypothèses s’imposent : il aura bien réussi à se mettre dans la caboche l’idée d’aller boire un coup à Quimper, aux « Deux C » ou alors à la « Ville de Guingamp » à Paris-Montparnasse . Résultat des courses: Lannig n’a plus de chauffeur, pas de tente au camping, la seule solution : dormir à l’arrière du camion des potes de Soaz. Il sera réveillé un peu après midi par les poules dans une cour de ferme.
Après un petit casse-croûte pris dans une crêperie-pizzéria du côté de Larmor et une balade sur la plage pour s’oxygéner, toute l’équipe se retrouve en fin d’après-midi à l’«Archi ». Surprise ! Qui est là ? Phil ! Sa disparition ? Il avait tout simplement cherché, au radar dans ses vapeurs irlandaises, à assouvir son besoin naturel contre un arbre et , après un sommeil du juste, s’est réveillé quelques heures plus tard dans un square près de la gare !
Et tous de reprendre en chœur : « Va où Lorient te mène, Phil ! » et lui de diskaner : « a mangé tous les moutons et a filé la laine ! » Vraiment, une histoire sans queue ni tête !
Texte écrit en 2010 à l’occasion d’un concours organisé par les médiathèques de Lorient;