La grande librairie

« Où l’on découvre comment et pourquoi des événements et la lecture de Gargantua ont permis d’alimenter le moulin de Maître Alfricobus Nens »

Mai 68. J’ai 14 ans et je viens de vivre « les événements » avec mes amis tout au bout de la Bretagne de la Mer. Nous avons manifesté sur les quais du port du Guilvinec parmi 5000 personnes : marins-pêcheurs, paysans sur leurs tracteurs et même bonnes sœurs de l’Hôpital ! Pour la première fois de notre vie, nous avons chanté l’Internationale en défilant aux côtés de nos professeurs du Lycée.

Octobre 68. Je rentre en seconde. Le programme de français comporte l’étude de l’oeuvre de François Rabelais. Je vais dévorer Gargantua avec une gourmandise qui ne quittera plus désormais mes lectures.
Notre professeur, un homme profondément humain, engagé politiquement au PSU, va refuser ce trimestre-là une inspection qui devait avoir lieu pendant un de nos cours. Nous expliquant pourquoi il avait mis l’inspecteur à la porte, compromettant ainsi son avancement et la suite de sa carrière (il recevra d’ailleurs un blâme), il nous fera comprendre qu’il existe dans la vie d’autres valeurs que la hiérarchie et la soumission à l’ordre établi.

L’étude commentée de Gargantua tombe à pic et s’insère parfaitement dans ce contexte. J’ai alors pris conscience qu’une certaine dose d’imagination, d’esprit critique et d’« anarchisme rabelaisien » serait utile pour devenir acteur de la construction d’une « autre société » revendiquée après les « événements ». Ce fil conducteur nous permettrait également d’éviter de devenir de bons moutons de Panurge. (Le général, qui traita les Français de veaux, n’avait sans doute jamais lu Rabelais.)

Le programme des réjouissances de l’abbaye de Thélème et son « Fais ce que voudras » nous entrouvrent alors une fenêtre sur des plaisirs terrestres – dont l’existence nous apparaissait en filigrane – à ne pas négliger, tout comme le rire et l’humour.
Notre avenir commence vraiment et, grâce à la lecture, un rayon de liberté s’offre à nous pour toute la vie.
N’en déplaise aux détracteurs de Maître Alfricobus Nens !

Texte présenté au jeu d’écriture « Le livre qui a changé votre vie » proposé par François Busnel aux fidèles de l’émission « La Grande Librairie » sur France 5.