Penmarc’h, 1874 : l’ “Affaire Bodéré”, Crimes et empoisonnement

« Des crimes tels qu’on en voit rarement commettre pour l’honneur de l’humanité, viennent d’être découverts dans la commune de Penmarc’h et tiennent en ce moment tous les esprits en émoi. »
C’est par ces lignes que la presse [Journal « Le Finistère » du 7 octobre 1874] présente le drame qui vient de se jouer et qui va mener deux habitants du petit village de Keryaouen devant la Cour d’Assises du Finistère.

Carte des lieux

Plan Penmarch 012p

Le cadre

Le village de Keryaouen où vivent 9 familles regroupant 42 personnes est situé dans la campagne, à environ 1 km au sud-est du bourg de Penmarc’h. [Parfois aussi écrit Keryaouène ou Kerjaouen au XIXème, son orthographe actuelle est Kergaouen, sans doute du fait d’une erreur de transcription au XXème siècle.]

cadastre 1833 Kyaouen st3b1

Le village de Keryaouen en 1833 [Cadastre de Penmarc’h 1833, AD 29 3 P159/1]

La structure de sa population est la suivante : 16 hommes et 26 femmes ; 19 ont moins de 20 ans, 12 ont de 21 à 40 ans, 9 de 41 à 60 ans et 2 femmes ont plus de 60 ans.
7 chefs de ménage sur 9 sont agriculteurs (dont deux veuves) ; on trouve aussi un journalier et un charron.
36 d’entre eux sont nés dans la commune, 3 à Plomeur, 2 à Saint-Jean-Trolimon et 1 à Loctudy.
[AD 29 Recensement de la population de 1872, 6 M 494]

Les protagonistes : portraits

Bertrand Bodéré, l’époux assassiné le 3 octobre 1874, 30 ans, cultivateur, né le 27 novembre 1843 à Penmarch,
Présenté comme un homme d’un caractère doux et facile, il avait depuis longtemps l’habitude de boire. A partir de son mariage le 2 février 1870, avec sa cousine germaine, Marie-Jeanne Bodéré, sous l’influence de chagrins domestiques, ces dispositions fâcheuses n’avaient fait que s’aggraver.

Marie-Jeanne Bodéré, sa femme, 22 ans, née le 10 décembre 1851 à Penmarch cultivatrice.
Vivant plus ou moins en marge de la communauté villageoise, sa conduite laissait beaucoup à désirer pour ses voisins qui en avaient peur. Elle prenait l’argent de la maison pour s’enivrer. Pendant l’instruction Marie-Jeanne Bodéré reconnaîtra qu’elle était allée au Guilvinec se livrer à la prostitution.
Mère de deux enfants en bas âge, elle ne s’en occupait guère et elle disparaissait parfois plusieurs jours de son domicile pour se livrer plus facilement à ses goûts de débauches et d’intempérance.
D’une paresse et d’une incurie extrêmes, elle ne prenait pas plus soin de sa personne que de celle de ses enfants. Comme eux, elle était couverte de vermine.
D’un caractère sombre et taciturne, elle ne fréquentait personne, si ce n’est son cousin, Jean Le Goff, âgé de 18 ans, jeune homme ayant comme elle des habitudes de débauches et d’intempérance, et dont la maison située dans le village de Keryaouen n’était séparée de la sienne que par une aire à battre.
Les époux Bodéré vivaient en très mauvaise intelligence, car la femme avait besoin d’argent pour satisfaire ses goûts de débauches et le mari se refusait à lui en donner.

Jean Le Goff, cultivateur, lui aussi son cousin, avec qui elle passait pour entretenir des relations coupables, né le 3 mai 1856 à Penmarch.

Leurs enfants :
Jean Marie Bodéré né le 21 mai 1872 à Penmarch
Michel Marie Bodéré, né le 7 avril 1874, décédé le 3 octobre 1874

Le mobile

« Il s’agit encore de l’éternelle histoire qui a fourni tant de sujets de vaudeville, et de drames, hélas ! Ici, c’est sous la forme tragique qu’elle se présente. C’est l’adultère aboutissant à l’assassinat, le mari sacrifié aux passions de la femme et de l’amant.
Le mobile de ces crimes, c’est évidemment la passion, une passion furieuse, bestiale. Bodéré était un obstacle à l’union qu’ils convoitaient ; c’est pour cette cause qu’il a été leur victime, ainsi que l’enfant né de son mariage, et qui devait leur être odieux. » [Journal « Le Finistère » du 7 octobre 1874]

Les faits

Le matin du 3 octobre 1874
Dans la matinée du 3 octobre, vers six heures du matin, des passants trouvent, sur la route de Goënac’h [aujourd’hui orthographié Gouesnac’h] à Penmarc’h, allongé sur le dos, un corps effroyablement défiguré. Le crâne béant, reposant dans une mare de sang, porte plus de vingt fractures. Sur la gorge, des traces de compressions violentes. Le ventre est labouré de contusions affreuses. Visiblement, ils ont devant les yeux la victime d’un crime d’une incroyable sauvagerie.
Jean Le Bec, cultivateur à Penmarc’h, part informer le Maire. Celui-ci, Vincent Tanneau, fait immédiatement prévenir la gendarmerie de Pont-L’Abbé ainsi que le médecin de la même localité, le Docteur Cosmao-Duménez.

Mais revenons quelques jours en arrière pour comprendre ce qui s’est passé …

Le 29 septembre
Ayant eu une vive discussion avec Bertrand Bodéré, son mari, au sujet de ses besoins d’argent qu’il lui refusait, Marie-Jeanne Bodéré lui dit, dans un moment d’emportement :
« Je paierais bien un litre d’eau-de-vie à celui qui te tuerait. »

Le 1er octobre
Le surlendemain, elle s’en va demander du sulfate de cuivre à Le Goff.

Le 2 octobre
Le 2 octobre, à 9 heures, Le Goff apporte à Marie-Jeanne Bodéré le sulfate de cuivre. Elle emprunte une poêle à une voisine, Jeanne Durand, pour cuire un cuigne. [Sorte de gâteau de ménage en honneur dans les campagnes bretonnes. (Émile Littré : Dictionnaire de la langue française,1872-77 ; c’est l’affaire Bodéré et son récit dans la presse qui a fait entrer le mot cuigne dans ce dictionnaire réputé, comme exemple d’emploi)].
Pendant ce temps, dans la matinée, Bodéré se rend dans le cabaret des époux Seven, au lieu-dit Lestréguillou [ aujourd’hui orthographié Lestriguiou ] en Plomeur, afin d’y conclure un marché ; il y reste tout le jour.
Vers onze heures, elle se rend elle-même au cabaret Seven, y achète une livre de farine et demande à son mari la clé de son armoire.
Dans l’après-midi, elle fabrique ce pain ou galette, portant dans le pays bigouden le nom de cuigne, et elle y mêle une certaine quantité du sulfate de cuivre.
Le Goff, qui s’était absenté pendant la journée, étant de retour chez lui, elle va le chercher et le décide à l’accompagner à l’auberge de Seven où elle sait devoir retrouver son mari
Elle lui promet alors une somme de 50 francs s’il consent à l’aider à accomplir l’assassinat qu’elle avait résolu : il accepte et elle lui remet 10 francs à titre d’avances.
Tous deux se rendent au cabaret et y arrivent vers cinq heures.
A leur arrivée, Bodéré déjà ivre, dort. Ils le font boire encore ; puis tous trois quittent le cabaret vers 6 heures à la nuit tombante. Ils prennent la direction de Keryaouen, Marie-Jeanne Bodéré et Le Goff soutenant Bodéré chacun par un bras comme s’ils avaient voulu l’empêcher de tomber.
Chemin faisant, Marie-Jeanne Bodéré, qui avait partagé avec Le Goff le cuigne empoisonné au moyen du sulfate de cuivre, en fait manger à son mari, tandis que Le Goff en fait autant de son côté.
Il fallait assurément que son ivresse fût grande pour l’empêcher de prendre garde au goût singulier du gâteau et à la grosseur des fragments de sulfate de cuivre, qui n’auraient pas manqué d’offenser le palais d’un homme à jeun.
Ils parcourent ainsi une distance de 1360 mètres, Bodéré tombant et se relevant tour à tour. Arrivés à l’endroit où le cadavre sera retrouvé, Bodéré tombe une dernière fois.
Voyant qu’il ne succombe pas encore et que le poison ne produit pas l’effet sur lequel elle avait compté, Marie-Jeanne Bodéré se penche sur lui et l’étend sur le dos en disant : « Tu es tombé pour la dernière fois ; tu as bu, tu ne boiras plus. »
Le Goff et elle se dirigent alors vers un tas de pierres qui jonchent le bord du chemin, en prennent deux qui ont été retrouvées près du cadavre, en frappent à coups redoublés le malheureux Bodéré, lui brisent le crâne et lui écrasent la tête. Tous deux ensuite piétinent le corps ainsi que le constatent les traces des contusions retrouvées sur le cadavre, et la femme notamment, relevant ses jupes, s’agenouille sur la poitrine de son mari et se met à danser sur le corps pendant qu’avec une pierre elle lui laboure le visage. Ce moyen ne réussit pas encore assez promptement à leur gré. Mais malgré l’effroyable violence des coups, il continue toujours à donner des signes de vie ; ils l’achèvent en l’étranglant.
Il est 7 heures du soir ; le nommé Jean Le Corre, passant sur sa charrette près de la route de Gouesnach, non loin de Keryaouen, aperçoit un corps étendu à terre et deux personnes qui s’enfuient, visiblement dérangés par son arrivée sur les lieux.
Son cheval fait un écart et il ne peut le faire passer qu’avec difficulté ; croyant être en présence d’un homme ivre, le témoin s’éloigne sans soupçons.
Les assassins s’enfuient et regagnent chacun leur domicile, mais avant de se séparer, Le Goff va toucher le prix de son crime et Marie-Jeanne Bodéré lui remettra même dix francs supplémentaires.

Le 3 octobre
Le 3 octobre au matin, Pierre Le Beurrier, maréchal des logis de gendarmerie, à Pont-L’Abbé est prévenu que le cadavre de Bodéré est étendu sur la route.
Arrivé sur place, après les constatations légales, il fouille le cadavre et trouve dans l’une des poches une seule pièce de cinq francs, quoi qu’on sût que Bodéré avait touché quelques jours avant, à la Saint-Michel, une somme importante qu’il avait l’habitude de porter sur lui.
Les premiers soupçons se dirigent sur sa femme et sur un jeune homme de 19 ans, son cousin, avec qui elle passait pour entretenir des relations coupables.
Le gendarme commence son enquête : il va chez la femme Bodéré qui reste impassible quand on lui annonce la mort de son mari, ce qui éveille les soupçons.
Une perquisition faite à son domicile fait découvrir, entre le lit et un banc-coffre, une jupe dont on a cherché à faire disparaître des tâches de sang avec de la farine.
Voyant qu’elle ne peut plus dissimuler, elle raconte la scène qui s’était passée, ajoutant que Le Goff avait porté le plus de coups et, qu’après le crime accompli, il était venu à elle en lui disant : « Tu as de l’argent, tu vas m’en donner ou je t’en fais autant. »
Quant à Le Goff, on ne le trouvera pas de suite. Dès le matin, il était parti à Pont-L’Abbé avec deux camarades. Sur la route, il s’était arrêté devant le cadavre en disant : « Il faut avoir bien peu de coeur pour avoir tué un si brave homme. »
Quand on le trouvé à Pont-l’Abbé, il nie tout d’abord sa participation au crime ; il dit avoir quitté sa cousine en route avant l’assassinat. Il raconte que, le matin seulement, sa cousine lui a dit : « Je viens de tuer mon mari, mais je te donnerai de l’argent si tu ne dis rien. »

L’autopsie du corps est confiée au docteur Cosmao-Duménez qui constatera que la plupart des plaies étaient mortelles.
Cette opération amènera une autre découverte : Bodéré ayant mangé, chemin faisant, une partie du gâteau préparé par sa femme ; des morceaux dont la digestion était à peine commencée seront retrouvés dans son estomac. Il s’y mêle une substance étrangère dont la coloration suspecte attirera dès l’abord l’attention du médecin.
Le reste du gâteau sera retrouvé et examiné à son tour ; on y remarque, en pleine pâte, une couche de la même matière, soigneusement étendue ; elle a l’apparence du sulfate de cuivre, grossièrement pulvérisé ; quelques cristaux, restés intacts, ont la grosseur d’un pois. Le malheureux Bodéré, avant d’être assassiné, a été empoisonné !
Il reste alors à confirmer par l’analyse chimique les apparences de ce dernier crime. Mais les aveux de Marie-Jeanne Bodéré, arrêtée avec son complice, devanceront l’oeuvre de la science. Grâce à son récit, on pourra reconstituer dans ses détails l’horrible scène.
Là ne s’arrête pas encore celle progression dans l’horrible. Quand le gendarme Le Beurrier arrive chez Marie-Jeanne Bodéré, il la trouve à côté du petit Michel, son fils de six mois, mort dans la nuit même de l’assassinat, à Keryaouen. Le petit cadavre était dans un état d’effrayante maigreur, et l’on en fit faire l’autopsie par le docteur Cosmao-Duménez. C’était encore une victime, et celle-ci avait été tuée de la plus barbare façon, par la faim.
Marie-Jeanne Bodéré ne fera pas de difficulté pour avouer ce nouveau crime, comme le premier, avec un cynisme stupide qui peut laisser des doutes sur l’intégrité de ses facultés mentales.

Et le journal « Le Finistère » de conclure (provisoirement) :
« La cour d’assises du Finistère aura sans doute à juger dans sa session du mois de janvier cette épouvantable série de forfaits. Ce qui est le plus épouvantable peut-être, c’est que leurs auteurs sont une jeune femme de vingt-deux ans et un adolescent de dix-neuf ! » [Journal « Le Finistère » du 7 octobre 1874]

Le sulfate de cuivre

Le sulfate de cuivre (CuSO4) est un produit toxique, nocif en cas d’ingestion ; il est irritant pour les yeux et la peau.

Utilisation pour l’agriculture
Le sulfate de cuivre était jadis appelé ” vitriol bleu”. Il a été longtemps utilisé comme désherbant chimique (en particulier des pommes de terre). Le sulfate de cuivre a été préconisé dès le début du XIXe siècle en traitement des semences. Il fut utilisé comme fongicide anti-mildiou sur la vigne à partir de 1880. De nos jours, son utilisation la plus connue est la bouillie bordelaise.
[Sources : Wikipédia, encyclopedie-gratuite.fr]

Utilisation pour la pêche
Vers 1860, apparurent les filets en coton plus solides, plus réguliers et moins coûteux. C’est à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1861, que les marins de Dieppe présentèrent un nouveau procédé de tannage. Leurs filets à harengs, d’un bleu un peu verdâtre, couleur de la mer, étaient tannés au sulfate de cuivre. Ainsi traités leurs filets se conservaient mieux et, invisibles dans l’eau, ils devenaient plus ” pêchants “.
Source : [filetsbleus.free.fr, site de la fête de Concarneau]

L’acte d’accusation

L’acte d’accusation, signé du Procureur général du Parquet, à la Cour d’Appel de Rennes porte le n° 25 et est daté du 29 décembre 1874.
Il commence par ces lignes :
« La Cour a ordonné la mise en accusation et le renvoi devant la Cour d’Assises du département du Finistère, pour y être jugés selon la loi, de 1° Marie-Jeanne Bodéré, 2° Jean Le Goff.
Des pièces de l’instruction résultent les faits suivants : … »
Puis le texte reprend la chronologie des faits énumérée plus haut et se termine par la mise en accusation proprement dite :
« En conséquence sont accusés : 1° Marie-Jeanne Bodéré, 2° Jean Le Goff, d’avoir en la commune de Penmarc’h, le deux octobre mil huit cent soixante quatorze :
Primò : Attenté à la vie de Bertrand Bodéré par l’ingestion d’une substance pouvant donner plus ou moins promptement la mort.
Secundò : Commis volontairement et avec préméditation, sur la personne dudit Bertrand Bodéré, un homicide qui a suivi le crime d’empoisonnement ci-dessus spécifié.
Crimes prévus et réprimés par les articles 295, 296, 297, 301, 302 et 304 du Code pénal. » [AD 29, 4 U 2/227]

Que dit le Code pénal ?

ARTICLE 295. L’homicide commis volontairement est qualifié meurtre.
ARTICLE 296. Tout meurtre commis avec préméditation ou de guet-apens, est qualifié assassinat.
ARTICLE 297. La préméditation consiste dans le dessein formé, avant l’action, d’attenter à la personne d’un individu déterminé, ou même de celui, qui sera trouvé ou rencontré, quand même ce dessein serait dépendant de quelque circonstance ou de quelque condition.
ARTICLE 301. Est qualifié empoisonnement tout attentat à la vie d’une personne, par l’effet de substances qui peuvent donner la mort plus ou moins promptement, de quelque manière que ces substances aient été employées ou administrées, et quelles qu’en aient été les suites.
ARTICLE 302. Tout coupable d’assassinat, de parricide, d’infanticide et d’empoisonnement, sera puni de mort, sans préjudice de la disposition particulière contenue en l’article 13, relativement au parricide.
ARTICLE 304. Le meurtre emportera la peine de mort, lorsqu’il aura précédé, accompagné ou suivi un autre crime ou délit.
En tout autre cas, le coupable de meurtre sera puni de la peine des travaux forcés à perpétuité.
[Site « LE DROIT CRIMINEL Droit pénal  –  Procédure pénale » de Jean-Paul DOUCET]

Le procès de Cour d’Assises à Quimper : 1ère audience (18 janvier 1875)

Une foule considérable se presse dans l’enceinte, bien que l’on sache que l’avocat de la veuve Bodéré, s’appuyant sur certains des témoignages recueillis au cours de l’instruction, doive invoquer l’examen de la folie et demander le renvoi de cette affaire à la prochaine session.
Les deux accusés sont assis sur le banc ; ils se tiennent à distance l’un de l’autre, et ont une attitude différente. Jean Le Goff paraît n’éprouver aucune émotion ; son maintien est libre et dégagé, à peine baisse-t-il les yeux ; il porte le costume des ouvriers des villes, et semble avoir pris un soin tout particulier de sa coiffure pour paraître devant le public.
Marie-Jeanne Bodéré, au contraire, se tient courbée ; son tablier est relevé sur sa figure et il est impossible de voir ses traits. Elle porte le costume des femmes de Pont-L’Abbé ; ses effets sont sales.
Devant la Cour sont déposés un sac contenant les effets de la victime, Bertrand Bodéré et les deux pavés dont les accusés se sont servis pour l’accomplissement du crime.
Après avoir adressé aux accusés les questions d’usage, le Président, M. Gautier-Rougeville, ordonne la lecture de l’acte d’accusation. Il termine par les constats suivants.
« Il est donc établi que Jean Le Goff et Marie-Jeanne Bodéré, après avoir tout d’abord recouru à l’empoisonnement, ont ensuite assassiné leur victime en lui écrasant la tête. Chacun des deux accusés, tout en avouant les faits, cherche à faire peser sur l’autre la plus grande part de responsabilité. Ni l’un ni l’autre n’a donné la moindre marque de repentir ou de remords.
Le Goff reconnaît que l’appât de la somme promise l’a seul déterminé à participer à un aussi horrible forfait. »
Après la lecture de l’acte d’accusation, l’interprète en traduit le dispositif à la femme Bodéré, qui ne comprend pas le français.
Avant que le Président ne donne la parole au Procureur de la République, Me Durest-Le Bris, défenseur de la veuve Bodéré, se lève et annonce qu’il se propose de demander à la Cour le renvoi de l’affaire à la prochaine session des assises.
Il liste des points que, selon lui, l’instruction a oublié de vérifier :
Quel était l’état mental de Marie-Jeanne Bodéré, au moment où elle a tué son mari ?
L’acte qui lui est reproché a pu être accompli sous l’empire d’une folie instantanée et dès lors, elle ne saurait être responsable d’un fait dont elle n’a pu avoir conscience.
L’état mental de l’accusée n’a pas été suffisamment recherché dans l’instruction.
L’accusée pouvait, au moment où le fait incriminé a été commis, n’avoir pas eu la liberté entière de sa conscience et dès lors, la responsabilité du crime ne peut également peser entièrement sur elle.
Pour appuyer sa demande, il fait part à la Cour de ses impression personnelles, étayées par l’instruction et les déclarations des témoins:
La physionomie de l’accusée lui a paru étrange.
Des doutes sérieux pèsent sur son état mental.
Cette femme n’a pas le plein et entier usage de ses facultés.
Elle a une intelligence très bornée.
Cette femme cherche souvent dispute à son mari et elle n’est pas trop sage
Elle est dépourvue d’intelligence.
Le Procureur de la République, M. Terrier de Laistre, intervient alors et fait remarquer que « si certaines impressions ont pu faire croire que l’accusée, sans être folle, fût atteinte d’une certaine bizarrerie d’esprit, son interrogatoire démontre qu’elle a l’usage de toutes ses facultés. »
Mais, concernant la demande de l’avocat de la défense, il considère cependant que la conscience du juge doit être éclairée, et du moment qu’on peut supposer que des doutes pourraient subsister, il ne s’oppose pas, et au besoin, se joint à la défense pour réclamer l’enquête.
Conformément aux conclusions du défenseur de l’accusée, la Cour, après en avoir délibéré, a rendu un arrêt, par lequel elle a prononcé le renvoi à la prochaine session.
Par le même arrêt, elle a désigné MM. Le docteur Baume, directeur l’Hôpital Saint-Athanase, l’asile des aliénés de Quimper; le docteur Cosmao-Duménez, de Pont-l’Abbé et le docteur Daniel, de Brest, pour procéder à l’examen de l’étal mental de l’accusée. Ces experts devront rechercher quel est aujourd’hui l’état de la femme Bodéré, et autant que possible, quel était cet état au moment où le crime a été commis.

Le procès : 2ème audience (8 avril 1875)

Déroulement

Le retard de trois mois qu’a subi cette affaire n’a point lassé la curiosité du public. A l’heure de l’ouverture de l’audience, l’enceinte se remplit, et jusqu’à la fin, la foule n’a fait que s’accroître. Un piquet d’ordre a été spécialement requis pour la circonstance et le plus parfait silence n’a cessé de régner pendant les débats.
A 10 heures, et avant l’entrée en séance de la Cour, les deux accusés sont introduits. Leur attitude diffère peu de ce qu’elle était à la précédente session. Marie-Jeanne Bodéré se tient, en quelque sorte accroupie sur le banc des accusés, les coudes appuyés sur les genoux et le visage enseveli dans un mouchoir ; ce n’est guère qu’à l’heure où le jury rapportera son verdict, qu’on la verra se départir de cette attitude et laisser entrevoir ses traits. C’est, du reste, une physionomie inerte, répugnante et où l’intelligence paraît absente. Quant à Jean Le Goff, il paraît plus préoccupé de sa situation qu’au mois d’octobre ; ses traits sont pâlis et il a perdu le ton d’assurance qu’il avait autrefois.
Sur une petite table, devant la Cour, sont posées deux pierres qui ont servi à commettre l’assassinat, une petite bulle renfermant un morceau du cuigne empoisonné dont les accusés ont fait manger une partie à Bertrand Bodéré, deux petits flacons renfermant les résultats de l’analyse que les experts nommés par la justice ont faite des intestins de la victime. A terre est un sac renfermant, outre les effets de la victime, ceux dont les assassins étaient porteurs au moment du crime et qui ont été saisis.
A 10 heures 5 minutes la Cour entre en séance. Les avocats, Me Durest-Le Bris et Me de Chamaillard, reprennent au banc de la défense la place qu’ils y occupaient au mois de janvier.
Les deux accusés ne comprenant pas le français, le Président, M. Allain, fait prêter serment à l’interprète, et après les formalités d’usage, il est procédé au tirage au sort du jury et à la prestation de serment des membres qui le composent.
Ensuite, M. le président fait prévenir les accusés d’être attentifs à ce qu’ils vont entendre.
Le greffier donne lecture de l’arrêt de renvoi de la Chambre des mises en accusation de la Cour de Rennes, déjà lu lors de la session de janvier.

L’interrogatoire des accusés

Aux questions d’usage, les accusés déclarent se nommer Marie-Jeanne Bodéré, femme Bodéré et Jean Le Goff. Tous deux sont nés et demeurent à Penmarc’h.
Il y a dans l’attitude des accusés une différence qui frappe tout d’abord. Jean Le Goff se tient immobile et, en apparence, insensible sur le banc où il est assis ; mais il répond aux questions avec assez de netteté et de sang-froid. Quant à Marie-Jeanne Bodéré, ce n’est qu’avec peine, et après plusieurs remontrances, que le Président réussira à lui arracher une réponse à ses premières questions.
Comme elle ne parle que la langue bretonne, l’interprète est obligé de se rapprocher d’elle pour saisir directement ses explications.

Depuis quand êtes-vous mariée et quels sont les faits relatifs à votre mariage ?
Il y a cinq ans que je me suis mariée. C’est malgré moi, et sous la pression qui a été exercée sur moi, que j’ai épousé Bodéré qui, s’il était bon pour les autres, ne l’a jamais été pour moi. Il buvait et mangeait tout notre bien au point qu’il n’y avait pas d’argent pour donner à manger aux enfants.
En supposant que cela soit vrai, comment se fait-il que le dernier, qui n’avait que 5 mois et pour la nourriture duquel il n’était pas besoin d’argent, soit mort d’inanition ? Non, car s’il en était ainsi, il n’aurait pas vécu 6 mois.
Vous preniez l’argent de la maison pour vous enivrer et vous faisiez d’assez longues absences. Dans l’instruction vous avez reconnu que vous étiez allée au Guilvinec et que vous vous y étiez livrée à la prostitution?
Non ; il m’est arrivé de ne pouvoir rentrer à la maison, mon mari m’en empêchait.
Quelles étaient vos relations avec Le Goff?
Elles étaient telles qu’elles peuvent exister entre membres d’une même famille.
Vous aviez de la haine contre votre mari et vous aviez depuis longtemps le projet de le tuer?
Il n’y avait pas longtemps.
M. le Président appelle l’attention des jurés sur cette réponse qui contient l’aveu de la préméditation du crime.
Le 29 septembre, à propos d’une querelle sans importance, n’aviez-vous pas dit : « Je donnerais volontiers un litre d’eau-de-vie à celui qui tuerait mon mari, » et n’avez-vous pas demandé, le 1er octobre, du sulfate de cuivre à Le Goff?
Je n’ai pas tenu le propos qu’on m’impute ; le sulfate de cuivre m’a été donné par Le Goff, sans que je le lui demande, le 2 octobre.
Vous avez emprunté une poêle pour faire votre cuigne, et quand vous l’avez rendue, elle était brûlée et portait des aspérités indiquant qu’on en avait fait mauvais usage?
J’ai emprunté une poêle à Jeanne Durand; je l’ai rendue dans l’état où je l’ai reçue.
A quelle heure êtes-vous allée au cabaret Seven où était votre mari, et qu’y avez-vous fait ?
Je suis allée à 11 heures chez Seven voir si mon mari y était. J’ai fait le gâteau à 2 heures, et à 5 heures, Le Goff et moi, sommes retournés chez Seven ; Le Goff m’y a devancée. Nous avons bu avec mon mari et c’est moi qui ai payé ainsi que Le Goff.
D’où venait l’argent que vous aviez et à quel moment en avez vous donné à Le Goff?
A 11 heures j’avais pris l’argent que mon mari avait sur lui ; je n’ai pas dit à Le Goff que je lui donnerais 50 fr. s’il tuait mon mari.
Qu’avez – vous fait en sortant de chez Seven ?
Tous deux nous soutenions Bodéré par un bras. A ce moment nous avons partagé le gâteau et Le Goff m’a dit alors : « S’il n’en crève pas, nous lui écraserons la tête. » Nous avons fait manger du gâteau à Bodéré ; Le Goff lui en a donné plus que moi; je ne lui en ai fait prendre qu’un morceau.
Quand Bodéré est tombé pour la 3* fois, n’avez-vous pas dit : « Tu es tombé, tu ne te relèveras plus, » et ne lui avez-vous pas écrasé la tête avec une grosse pierre? C’est Le Goff qui a laissé tomber la grosse pierre sur la tête de mon mari ; moi, je ne lui ai donné qu’un coup avec la petite.
N’avez-vous pas dansé sur lui après avoir relevé votre jupe?
C’est Le Goff qui, après avoir placé la grosse pierre sous la tête de Bodéré, a dansé sur lui.
M. le Président fait représenter à l’accusée le jupon lâché de sang qu’elle avait au moment du crime et lui demande si elle le reconnaît.
« J’ai vu ce jupon assez souvent, je ne le verrai peut-être plus », telle est sa réponse.
A quel moment avez-vous pris la fuite et que s’est-il passé?
Nous avons pris la fuite en entendant venir une voiture ; rentrée chez moi, j’ai fait souper mes enfants. Je ne me suis pas couchée, et mon enfant est mort le matin au jour; les voisins que j’avais appelés pour lui porter secours, n’ont point voulu venir.
L’accusée termine son interrogatoire en disant : « Le Goff a tué mon mari parce qu’il avait de la “malice” contre lui. »
[Une précision s’impose ici : en breton ancien, le mot pour dire « malice » est drougiezh, dont le sens exact est « méchanceté ». (Dictionnaire Favereau Skol Vreizh)]

L’interrogatoire Marie-Jeanne Bodéré terminé, Jean Le Goff répond à son tour aux questions qui lui sont posées.

Vous êtes parent de la victime. Comment l’avez-vous tuée.?
J’étais cousin de Bodéré comme de sa femme ; Bodéré n’était pas méchant et je n’ai jamais rien eu avec lui. C’est moi qui ai donné le sulfate de cuivre, mais je ne savais à quel usage il était destiné. Quant à Bodéré, je ne lui ai donné qu’un coup.
Marie-Jeanne Bodéré l’interrompant, déclare qu’après le crime, il est venu prendre de l’argent dans son grenier.
Le Goff, continuant : Ma cousine est venue me rejoindre chez Seven et y a fait boire son mari déjà ivre. Etant là, elle m’a remis 10 fr. sans me dire pourquoi.
Que s’est-il passé quand vous êtes sorti de chez Seven?
Chacun, à notre tour, nous faisions manger à Bodéré du gâteau en le soutenant chacun par un bras. Je n’ai pas dit « que s’il n’en crevait pas, il fallait lui écraser la tête » mais quand il est tombé pour la 3ème fois, alors sa femme lui a dit : « Tu es tombé, tu ne te relèveras plus. » Elle a pris deux pierres, et après avoir étendu son mari par terre, elle a laissé tomber la plus grosse sur sa tête. S’adressant ensuite à moi : « Je t’ai donné 10 fr.
il faut que tu frappes aussi. » J’ai alors lancé la petite pierre, puis nous sommes partis en entendant arriver une voiture.
Marie-Jeanne Bodéré a-t-elle dansé sur le corps de son mari après avoir placé la grosse pierre sous sa tête ?
Oui.
L’accusée interrompant encore Le Goff, dit qu’elle n’a donné qu’un coup et qu’elle ne sait combien Le Goff en a donné.
« Il essaie de m’envoyer à la mort. »
Quelle somme a-t-il reçue après le crime?
10 fr.

L’audience suspendue à 11 h. 3/4, est reprise à midi et on procède à l’audition des témoins.

Audition des témoins

Jean Le Corre, 74 ans, menuisier à Penmarc’h, est le témoin qui, passant en voiture [charrette], a fait fuir les assassins que sa vue déjà affaiblie ne lui a pas permis de distinguer. Passant tout près de Bodéré, il n’a pas cru avoir devant lui un cadavre « Mon cheval l’a senti mieux que moi, ajoute-t-il, car il a fait un écart. »
M. Pierre Le Beurrier,  Maréchal des logis de gendarmerie à Pont-L’Abbé.
Le 3 octobre, après les constatations légales, il commence son enquête. Il raconte la perquisition faite chez Marie-Jeanne Bodéré, le récit de la soirée tragique par celle-ci et la perquisition chez Le Goff ainsi que son interrogatoire.
Sur l’interpellation de Me Durest, il déclare que l’accusée passe dans le pays pour une brute sans intelligence, méchante ; on ne dit pas cependant qu’elle ait la tête dérangée. Il a eu l’occasion de causer avec elle pendant 5 jours lors de son arrestation ; elle n’a jamais varié dans ses réponses.
Le Maire de Penmarc’h, M. Vincent Tanneau dit que dès qu’il fût prévenu du crime qui avait été commis, et qu’il eût appris que, la veille, Bodéré était accompagné de sa femme, il n’a pas hésité à l’accuser.
Marie-Jeanne Durand, cabaretière à Plomeur, rend compte des visites que lui faisait Marie-Jeanne Bodéré qui, l’interrompant, déclare que c’est là un faux témoin « qui donne de l’eau en guise de liqueur à ses clients. »
Jean Cloarec, cabaretier a entendu l’accusée dire à son mari : « Je voudrais que tu sois tué, je donnerais un litre d’eau-de-vie et même deux, pour que tu ne sois pas manqué. » C’est encore là un faux témoin, dit l’accusée, il est cause de ce qui m’arrive et « vend aussi plus d’eau qu’autre chose. »
Joseph Durand, cultivateur dit que, voisin des époux Bodéré, il peut affirmer que le mari était un homme fort doux. Il n’en était pas de même de sa femme qui abandonnait ses enfants.
Edouard Daoulas, cultivateur à Plomeur, a vu, au cabaret Seven, Marie-Jeanne Bodéré et Le Goff entraînant Bodéré à boire de l’eau-de-vie quand il demandait du cidre. « Si tu ne bois pas d’eau-de-vie, lui disait Le Goff, tu n’auras pas de cidre. »
Françoise Souron, femme Salaün, cultivatrice, a entendu Le Goff dire, quand on lui annonça la mort de son beau-frère : « Il faut avoir bien peu de coeur pour tuer un homme comme celui-là.»
Jean Le Bec, cultivateur à Penmarc’h est le témoin qui a informé le Maire ; le cadavre était tellement défiguré qu’il ne l’avait pas reconnu.
Jeanne Tanneau, femme Tirilly, cultivatrice à Penmarc’h affirme que Bodéré était très doux.
Le même témoignage est rendu par la femme Marie Durand, veuve Crédou

Une nouvelle série de témoins est entendue.

Ce sont MM. les docteurs Deboudt, Cosmao-Duménez, Fatou, Baume, Daniel et M. Jumel, pharmacien.
M. Deboudt, chargé de faire l’autopsie de Bodéré avec M. Cosmao-Duménez, rend compte de l’état dans lequel le cadavre lui a été présenté. Il retrace les opérations auxquelles il s’est livré et qui ont permis d’arriver à constater la présence du sulfate de cuivre dans les intestins de Bodéré, dose suffisante pour entraîner la mort.
C’est le docteur Fatou, pharmacien, qui fait connaître les résultats de l’analyse chimique à laquelle il s’est livré sur les quantités de sulfate de cuivre trouvées dans le corps de Bodéré et dans quelques débris du gâteau empoisonné.
M. Cosmao-Duménez indique également dans quel état d’extrême maigreur il a trouvé Michel, le bébé de Marie-Jeanne Bodéré. L’estomac, privé d’aliments, ne se distinguait plus par les dimensions de l’œsophage ni des intestins : le coeur, épuisé, était réduit au quart de son volume. Détail hideux : la muqueuse de l’estomac avait disparu, absorbée dans l’oeuvre de la digestion. Faute de nourriture, l’enfant avait vécu de ses propres organes!

Aux renseignements fournis par M. Deboudt et que les autres experts ont confirmé, M. Cosmao a ajouté des indications sur l’état mental de l’accusée, qu’il avait été chargé d’examiner à ce point de vue concurremment avec MM. Baume et Daniel.
Il a rendu compte de ses visites à l’accusée et des investigations de toute nature auxquelles il s’est livré ; il résulte de son examen, comme de celui de ses collègues, que Marie-Jeanne Bodéré n’a point agi, à l’heure du crime, sous l’empire d’une folie instantanée ; que cette folie n’a existé chez elle à aucun moment et qu’elle est responsable de ses actes.
« Toutefois, en mon âme et conscience, a ajouté M.Cosmao Duménez, et ont dit après lui ses collègues, il y a lieu de tenir compte d’un élément troublant. Nous avons trouvé chez elle, à la suite d’épreuves répétées, une bizarrerie de caractère qui n’atteint pas sa raison, mais qui a pu, toutefois, à notre avis, joindre une influence fâcheuse à celle de ses mauvais instincts.»

Ces derniers témoins entendus, l’audience a été une seconde fois suspendue à 2 h. 3/4 pour être reprise à 3 h.

Le réquisitoire du procureur

La parole a été alors donnée par le Président au Procureur de la République, M. Terrier de Laistre, pour son réquisitoire.
« Dans la nuit du 3 octobre, a dit le ministère public, au début de son brillant réquisitoire, on trouvait sur la route de Gouesnac’h à Penmarc’h, horriblement mutilé, le cadavre de Bodéré.
Ceux qui, les premiers, l’aperçurent, ses voisins, ses amis, ses parents ne le reconnurent pas tant il était défiguré. Ceux qui l’ont vu comme nous, n’oublieront jamais le spectacle qu’ils ont eu sous les yeux ; ce n’était pas un cadavre, c’était une bouillie de chair humaine. A côté de lui se trouvaient deux pierres, celles qui frappent vos regards. Après bien des hésitations, on décida que ce cadavre était celui de Bodéré.
Quels étaient les assassins? L’opinion publique désigna immédiatement la femme de la victime, Marie Jeanne Bodéré et son cousin.
L’opinion publique ne s’était pas trompée. Les constatations légales, les dépositions des témoins, les constatations des médecins, les aveux des accusés, tout cela a permis de reconstituer dans ses détails la scène du 2 octobre.
Mais avant de retracer les péripéties du drame, M. le Procureur de la République croit nécessaire d’établir une comparaison entre la victime et ses assassins. Il montre Bodéré bon époux et bon père, trop doux pour imposer ses volontés à sa femme, se laissant dominer par celle-ci, tremblant sous sa voix, au point qu’un jour, ayant voulu lui adresser des reproches parce qu’elle avait abandonné ses enfants, elle lui imposa silence. Quant à sa femme, les faits du procès et les témoignages l’ont suffisamment fait connaître ; ses enfants n’ont pas plus trouvé une mère en elle que leur père n’avait trouvé une épouse; méchante, perverse, capricieuse, volontaire, elle n’a qu’une volonté, celle du mal, et qu’un désir, celui d’assouvir ses passions houleuses.
Le Goff offre un contraste saisissant avec elle; autant celle-ci est violente, autant il est froid est réfléchi ; au fond, il y a la même volonté, les mêmes mauvais penchants ; seule, la surface trompe. Son désir est d’avoir de l’argent.
Il n’avait pas de motif de haine pour tuer Bodéré ; il l’a dit et répété ; il n’avait pas d’argent, il n’a pas hésité ; il a accepté d’abattre Bodéré moyennant 10 fr., comme un boucher accepte d’abattre un boeuf. Le marché fait, il a tendu la main.
Du jour où Marie-Jeanne Bodéré a vu que son mari ne voulait plus lui donner de l’argent, elle l’a condamné à mort. Tout indique chez elle cette volonté et sa responsabilité, et dans toutes les circonstances du crime, que retrace l’organe du ministère public, se trouve établie la préméditation.
Quel a été la part de chacun? Ce qui est établi, ne serait-ce que par leur témoignage, c’est que tous deux ont frappé après avoir tous deux essayé d’empoisonner Bodéré. Le Goff n’a pas eu, après le crime, cet instant de joie sauvage qu’a éprouvée l’accusée ; il a su s’éloigner du cadavre alors que celle-ci, après avoir fait à son mari un oreiller avec la grosse pierre pour son dernier sommeil, a relevé sa jupe, s’est jetée sur son corps et s’est mise à danser avec une volupté profonde.
Quant à l’enfant de Marie-Jeanne Bodéré, ce que les médecins ont hésité à dire, l’accusation, en s’appuyant sur les laits, peut le dire avec plus de sûreté : il est mort d’inanition. Tandis que sa mère buvait de l’eau -de-vie, il mourait abandonné.
Voilà à grands traits la physionomie de celle affaire qui place deux coupables devant le jury: une femme de 22 ans et un jeune homme de 18 ans. La même accusation pèse sur tous les deux, leur responsabilité est égale. L’accusation qui se lève contre eux est inexorable II y a cependant une question grave qui se pose : l’un et l’autre, l’un ou l’autre méritent-ils des circonstances atténuantes? Pour la femme Bodéré, le ministère public n’a pas voulu lui refuser au moment où il a été demandé le bénéfice d’un examen médical qui pouvait, bien qu’il eût la certitude contraire, la soustraire à la responsabilité qui pèse sur elle. Son opinion a été confirmée pur les conclusions formelles des docteurs qui déclarent qu’elle n’est point folle, mais qu’il y a à tenir compte d’une bizarrerie de caractère qui ne lui permet pas de résister à ses penchants.
Celle dernière conclusion n’est qu’une demande de circonstances atténuantes que l’organe du ministère public a le droit et le devoir de combattre, tout en rendant hommage à la pensée généreuse de ceux qui l’ont présentée. »
M. le Procureur de la République, en terminant, conjure le jury de n’écouter que la vérité.
« Si vous pensez que la vérité est que les coupables que vous avez devant vous méritent des circonstances atténuantes, vous les leur accorderez. Si au contraire la vérité pour vous est qu’ils n’en méritent pas, vous laisserez passer la justice tout entière. »

Me Durest-Lebris défend la femme Bodéré

Après le réquisitoire, la parole a été donnée à Me Durest-Lebris, défenseur de Marie-Jeanne Bodéré, qui, dans une ingénieuse plaidoirie, a cherché à montrer que l’accusée, qui ne jouit que d’une intelligence au-dessous de la moyenne, devait, au point de vue de la responsabilité, bénéficier de celle bizarrerie dont parlent les docteurs dans leur rapport.
« Celle que je défends, dit-il, s’adressant aux jurés, ne m’inspire aucun intérêt; je ne suis pas ému et je ne chercherai pas à vous communiquer une émotion que je n’éprouve pas. Ma tâche serait donc bien pénible, si je n’avais pour m’appuyer le rapport des médecins. »
La pensée que cette femme ne devait pas avoir sa raison, lui est venue en lisant l’acte d’accusation qui l’a glacé d’épouvante. A ce crime dépassant toute mesure, il ne pouvait trouver le mobile ; si la passion ou la haine pouvait expliquer l’empoisonnement, rien n’expliquait le crime tel qu’il a été commis. Sans être physionomiste, il a pu se faire une opinion en regardant l’accusée dans sa prison ; il regrette que son attitude à l’audience ne permette pas au jury de lire dans ses yeux et d’y voir qu’il n’y a chez elle que les instincts de la bestialité.
Les médecins à l’examen desquels il a demandé qu’elle fût soumise, ne l’ont pas déclarée folle, mais ils l’ont placée dans une situation intermédiaire entre la folie et la raison.
Me Durest-Le Bris donne lecture de passages du livre d’Orfila [Mathieu Orfila, médecin, chimiste et criminologue, créateur de la chimie médicale, a publié en 1835 un « Traité de médecine légale » qui faisait référence en la matière au XIXème siècle] où il est parlé des caractères bizarres, tels que celui de Marie-Jeanne Bodéré, et où ce docteur exprime cette opinion, que les êtres atteints de bizarrerie ne peuvent être déclarés responsables à l’égal des autres.
On parle toujours dans ces affaires d’une mesure de grâce qui pourrait intervenir ; l’avocat demande au jury de prévenir celle mesure et de faire acte de justice en accordant à Marie-Jeanne Bodéré, le bénéfice des circonstances atténuantes.

Me de Chamaillard présente la défense de Le Goff

Après Me Durest-Le Bris, Me de Chamaillard s’est levé et a demandé également au jury le bénéfice des circonstances atténuantes en faveur de Jean Le Goff. Pour lui, il ne saurait faire une déclaration pareille à celle qu’a fait entendre le précédent orateur. Malgré l’énormité du crime, il a pour Le Goff un sentiment de pitié que lui inspire sa jeunesse ; ayant la tâche de le défendre, il n’a qu’un désir, c’est de faire partager par le jury le sentiment qu’il éprouve pour l’accusé. Il n’a qu’une chose à demander au jury, c’est qu’il dise, eu usant du droit qu’il lient de la loi d’accorder des circonstances atténuantes, que la peine, dans ce qu’elle a d’excessif, ne sera pas appliquée. Les faits, du reste, sont là qui l’autorisent à faire usage de ce droit. L’affaire ne doit pas être jugée en bloc, et il faut l’aire la part de chacun des deux accusés. Le Goff est moins coupable que Marie-Jeanne Bodéré, car il n’a pas conçu le crime, et le sang de la victime, qui n’a pas rejailli sur lui, indique que ce n’est pas lui encore qui a tenu le premier rôle dans l’accomplissement de l’assassinat. C’est Marie-Jeanne Bodéré qui a eu la pensée du crime; elle avait dès longtemps fait connaître son intention; c’est elle qui est allée chercher Le Goff et a armé sa main. Enfin, animé d’une profonde émotion, le défenseur invoque l’âge de l’accusé, qui a été entraîné par la fatalité à commettre, du premier coup et sans avoir pu montrer ce dont il était capable, le plus grand des crimes, il pense, qu’à tous les titres, Jean Le Goff mérite la pitié que lui-même éprouve.

L’heure des délibérations

Il est 5 heures quand M. le président commence son résumé, qui a duré plus dune heure, et qui a été écouté dans le plus profond silence.
Puis le jury se relire dans la salle des délibérations.
Il en rapporte, au bout d’une heure, un verdict affirmatif sur toutes les questions qui lui ont été posées, mitigé par l’admission des circonstances atténuantes en ce qui concerne Le Goff.
Les accusés sont introduits et on leur donne lecture du verdict. M. le Procureur de la République, se lève et requiert contre Marie-Jeanne Bodéré la peine de mort et contre Jean Le Goff; celle des travaux forcés à perpétuité.
Ces réquisitions sont traduites de nouveau à Marie-Jeanne Bodéré, qui ne manifeste pas d’émotion ; elle se livre à des réflexions à mi-voix.
Consultée sur l’application de la peine, elle se contente de répondre « qu’elle préfère être condamnée aux travaux forcés à perpétuité. »

Le verdict

La Cour se retire ensuite pour délibérer ; elle rentre en séance au bout d’une demi-heure.
« La Cour (…) prononce ensuite un arrêt qui condamne la femme Bodéré à la peine de mort, et ordonne que l’exécution aura lieu sur une des places publiques de Quimper. Elle prononce contre Jean Le Goff la condamnation aux travaux forcés à perpétuité.
L’audience avait duré de 10 heures du matin à 8 heures du soir et n’avait cessé d’être suivie par une foule considérable.
On nous signale que le jury a signé un recours en grâce en faveur de la femme Bodéré. » [La gazette des tribunaux 14/04/1875]

Quelques compléments sur l’affaire Bodéré, par Annick Le Douget

Annick Le Douget, greffière au tribunal de Quimper, a publié plusieurs ouvrages sur les femmes criminelles en Bretagne et la peine de mort aux XIXème et XXème siècles.
Dans un chapitre consacré à la gravité des faits et leur mobile, elle nous donne son point de vue sur le caractère plus ou moins atroce des crimes qui « constitue un élément incontestable du choix de la sanction, aucun détail n’est épargné à la cour. (…) Quand Marie-Jeanne Bodéré danse sur le corps de son mari après l’avoir tué, aucune mansuétude ne trouve place dans le cœur de ses juges. »

Plus loin, elle nous apporte quelques précisions sur le comportement de l’accusée avant et après le procès :
« De même, les remords de l’empoisonneuse Marie-Jeanne Bodéré sont feints, prévient le procureur général le 14 avril 1875, le repentir ne doit pas être confondu avec la peur de la mort. Avant l’audience, « elle avait été prise d’accès de fureur tels qu’il avait fallu la mettre au cachot où elle était restée pendant deux jours, accroupie dans ses ordures et vociférant les propos les plus cyniques » mais, « depuis sa condamnation, obéissant aux conseils de son défenseur, elle s’est montrée douce et calme, elle pleure et supplie ceux qui l’approchent d’intervenir pour empêcher qu’elle ne soit exécutée ».
[« Justice de sang La peine de mort en Bretagne aux XIXe et XXe siècles » Annick Le Douget (Ed Coop Breizh)]

25 mai 1875, la grâce

Des doutes existant sur son état mental, Marie-Jeanne Bodéré sera graciée le 25 mai 1875 par le Président Mac-Mahon.
La presse relate cette nouvelle : [Le journal « Le Finistère » édition du 29 mai 1875]
« Par décision du 25 courant, la peine de mort prononcée par la cour d’assises du Finistère, le 8 avril dernier, contre la femme Bodéré, reconnue coupable des crimes d’empoisonnement et d’assassinat sur la personne de son mari, a été commuée en celle des travaux forcés à perpétuité.
Cette nouvelle a été communiquée à la femme Bodéré et on en est encore à ignorer quelle impression elle en a ressentie. Elle quittera la prison de Quimper aujourd’hui pour être conduite à la maison centrale de Rennes où elle subira sa peine. On sait que les femmes condamnées à la peine des travaux forcés à perpétuité ne sont envoyées à Cayenne [ Une erreur du rédacteur de l’article car, en 1875, elles n’allaient plus à Cayenne mais en Nouvelle-Calédonie (Précision apportée par Annick Le Douget) ] que si elles le demandent. »

Epilogue

Marie-Jeanne Bodéré décèdera un an plus tard, le 18 août 1876, à la prison de femmes de Rennes, à l’âge de 24 ans.
Jean Le Goff, bagnard en Nouvelle Calédonie sous le n° 7663, décèdera à l’île Nou le 25 avril 1911, à l’âge de 55 ans.

Une pièce qui n’a pas été versée au dossier :
Les circonstances de la vie de Marie-Jeanne Bodéré
Un parcours familial semé de heurts et de malheurs

Un départ catastrophique
Marie-Jeanne Bodéré n’a jamais connu son père : à sa naissance, le 10 décembre 1851, il était déjà mort depuis deux mois. En effet, les registres de l’Etat-civil de Penmarc’h nous apprennent que, le 7 octobre 1851, Charles Bodéré est décédé à son domicile à l’âge de 29 ans.
[AD 29 Etat-civil de Penmarc’h, décès 1841-1887, 1 MI EC 196/11]
Lors de la déclaration à la mairie de la naissance et la présentation de l’enfant, née à 1 heure du matin, son oncle paternel (et futur beau-père) Bertrand Bodéré, 31 ans et son oncle maternel Barthélémy Le Tirilly, 41 ans, étaient accompagnés de Marguerite Le Vern, âgée de 64 ans, sage-femme, demeurant au bourg de Kérity.
[AD 29 Etat-civil de Penmarc’h, Naissances 1846-1884, 1 MI EC 196/7]

Une première rupture
Sa mère, Marie-Jeanne Le Tirilly, née le 26 mars 1824, se remarie en 1853 avec Guillaume Stéphan, un veuf, père de deux garçons de 6 et 4 ans. Marie-Jeanne a deux ans.
Pendant cinq années, elle va vivre au lieu-dit Runanavel [Aujourd’hui Runavalen, entre Kérity et Saint-Pierre] dans cette famille recomposée qui verra la naissance de deux demi-frères, Jean et Michel Stéphan.

Une deuxième rupture
Marie-Jeanne Le Tirilly, décèdera le 17 décembre 1858, à l’âge de 34 ans. Marie-Jeanne est orpheline à 7 ans. [AD 29 Etat-civil de Penmarc’h, décès 1841-1887, 1 MI EC 196/11]

Une troisième rupture
Après la disparition de sa mère et le remariage de son beau-père avec Marie-Anne Jégou, le 16 février 1859, elle sera accueillie dans la famille de son oncle, Bertrand Bodéré et reviendra donc à Keryaouen.
Cependant, ce n’est pas une mince affaire que de devoir s’adapter à une nouvelle famille, même s’il s’agit de cousins. En effet, Bertrand a dû se remarier, sa première épouse, Anne-Marie Le Tirilly, tante de Marie-Jeanne, étant décédée le 10 juillet 1857, dans une auberge, chez François Le Chever, boulanger et cabaretier, rue Kéréon à Pont-L’Abbé. [AD 29 Etat-civil de Penmarc’h, décès 1841-1887, 1 MI EC 196/11] Sa nouvelle épouse depuis le 4 juin 1858 est Perrine Le Drézen, elle aussi veuve.
La nièce orpheline de 7 ans va devoir s’intégrer à un foyer composé de 11 personnes, les parents, deux journaliers ainsi que les 6 enfants de 14 à 7 ans (3 fils et 3 filles). Parmi ses cousins germains, il y a l’aîné, Bertrand, à qui elle sera mariée à l’âge de 19 ans.

Un nouveau décès
Bertrand Bodéré, le père, décèdera le 8 juin 1865.

Marie-Jeanne Bodéré et Bertrand Bodéré (fils), cousins germains, se marieront 12 ans plus tard, le 2 février 1870 à 4 heures du soir.

Une personne joue un rôle important par sa présence aux moments-clés de la vie de Marie-Jeanne Bodéré, c’est son oncle maternel, Barthélémy Le Tirilly, (4 décembre 1808 – 3 mars 1879), cultivateur à Prat Gouzien, marié lui aussi deux fois, en 1835 et 1868. Outre la déclaration de la naissance à la mairie, c’est lui qui sera le tuteur de la jeune fille et qui l’assistera, comme son père l’aurait fait, lors du mariage. On le retrouve également cité à plusieurs reprises lors d’autres occasions touchant la famille (décès en particulier).

On peut donc considérer cependant que, malgré les graves difficultés rencontrées, le lien familial a toujours été présent, même s’il n’a pas pu à lui seul « compenser » toutes les circonstances qui ont fait de Marie-Jeanne Bodéré ce qu’elle est devenue.

N’a-t-elle pas été quelque part, elle aussi, victime ?

Cet article a été publié dans le n° 126 du Lien, revue  du Centre Généalogique du Finistère (juin 2013)

Sources et bibliographie

AD 29, 4 U 2/227 Acte d’accusation, Cour d’Appel de Rennes n° 25 du 29 décembre 1874
AD 29 6 M 494 Recensements de la population de 1856, 1861, 1866 et 1872,
AD 29 Etat-civil de Penmarc’h :
1 MI EC 196/7 Naissances 1846-1884
1 MI EC 196/9 Mariages 1817-1882
1 MI EC 196/11 Décès 1841-1887

AD 29 3 P159/1 Cadastre de Penmarc’h de 1833

Journal « Le Finistère » du 7 octobre 1874
Journal « Le Finistère » du 23 janvier 1875
Journal « Le Finistère » du 10 avril 1875
Journal « Le Finistère » du 29 mai 1875
La gazette des tribunaux 14 avril 1875

« Justice de sang La peine de mort en Bretagne aux XIXe et XXe siècles » Annick Le Douget (Ed Coop Breizh)
Émile Littré : Dictionnaire de la langue française,1872-77
Dictionnaire Favereau (Skol Vreizh)

Sites web :
« LE DROIT CRIMINEL Droit pénal  –  Procédure pénale » de Jean-Paul DOUCET
« filetsbleus.free.fr », site de la fête de Concarneau
« Wikipédia »
« encyclopedie-gratuite.fr »