Gwrac’hig ankou ar mor

Sur la commune de Poulgwenn, il existe un un spot bien connu et apprécié des amateurs de glisse et de sensations fortes : la plage du Ster. C’est aussi un lieu mystérieux où la réalité peut se mêler aux légendes anciennes.

Au sud des Klegerioù, grands rochers qui dominent la dune, se trouve Karreg Groaik ar Ster. Ce récif hors d’eau lors des plus grandes marées est redouté des marins. Tous ceux d’ici connaissent le mot «groaik»: la gwreg, l’épouse, mais aussi, la grwac’h, la vieille femme ou le poisson du même nom qui hante ces fonds, mais surtout, la sorcière, femme maléfique s’il en est.

Tout ce secteur est riche par dizaines de mégalithes de toute sorte, tumulus, menhirs, dolmens et allées couvertes. Sans parler de vestiges encore inconnus enfouis sous l’eau ou sous les dunes, la mer s’étant retirée lors des dernières glaciations à plusieurs dizaines de mètres plus bas que le niveau actuel.

De nombreuses légendes accompagnent ces variations du climat et de l’océan. Les habitants de Poulgwenn aiment à raconter des histoires qui rappellent étrangement celle de la ville d’Is. On dit aussi que sur les roches Ar C’heloù, on avait construit un château, entouré de prés où les cultivateurs mettaient leurs vaches à paître.

Des historiens se demandent même si les Klegerioù n’ont pas été, comme les rochers de l’Impératrice à Plougastel-Daoulas, des abris sous roche occupés 12 000 ans avant J.C, par les chasseurs de l’Azilien. Lors des grandes tempêtes de l’hiver, il n’est d’ailleurs pas rare que les dunes s’effritent et livrent des vestiges, pointes de flèches, lames en silex, poteries ou ossements. Des campements dont les traces seraient à trouver sous le sable ou sous la mer pourraient encore subsister.

Trefina Morgan et son copain Yann Le Du ont leurs habitudes au Ster. Ils fréquentent volontiers ses vagues. Trefina, native de la commune voisine de Kerveneg, est une grande jeune femme blonde. Fille et petite-fille de marin-pêcheur, future enseignante, elle est véritablement née dans l’océan. Sportive accomplie, elle pratique la natation depuis toujours, ce qui lui permet d’être aussi à l’aise à la surface de la mer qu’en dessous. Comme tous les habitants de cette côte, elle affiche un sacré caractère et n’a pas peur de se confronter à l’aventure.

Voahirana Rakotomalala (Fleur de nénuphar – Celui qu’on chérit), originaire de Madagascar, est venue à Brest à la fin des années 1990 étudier l’océanographie avec Christian, son jumeau. Celui-ci, diplôme en poche, est rentré au pays. Aujourd’hui, il est chargé de cours d’aquaculture marine à l’Université de Toliara, anciennement Tulear. Quant à elle, tombée amoureuse d’un doctorant bigouden, Gweltas Le Du, Voahirana est restée en Bretagne et un fils est né, Yann. Celui-ci a décidé de consacrer son avenir à l’aquaculture des algues, suivant en cela la trace de son oncle.

Autant Trefina est vive et décidée, autant Yann est calme et posé. Mais le jeune métis rejoint sa compagne dans l’amour des sports nautiques. Parfois même, ils se lancent des défis en planche à voile ou sur d’autres engins.

Le 21 juin, jour du solstice d’été, après avoir pris la météo sur le site internet surf-report, ils partent pour une session de windsurf sur le spot du Ster, à l’ouest de la plage de Naod Wenn, à Kerveneg. Les prévisions donnent un vent de Nord-Est aux alentours de 20 nœuds (35 km/h). Avec une petite houle résiduelle, les vagues devraient être suffisantes pour tenter quelques sauts.

Première opération pour nos véliplanchistes : préparer l’équipement et ne rien laisser au hasard, car la sécurité sur l’eau en dépend. Les amateurs de vitesse en planche à voile doivent revêtir une combinaison isothermique en néoprène, offrant une protection optimale contre le refroidissement grâce à des matériaux résistant au vent et à l’eau et gardant la chaleur à l’intérieur. Quelques autres windsurfeurs en font de même sur le parking ou sur le haut de plage.

Nos deux véliplanchistes, après s’être harnachés comme il faut, sautent chacun sur leur planche. Fermement accrochés au wishbone, ils filent à bonne allure en travers des vagues. Trefina, équipée d’une caméra frontale, se place dans le sillage de Yann. Elle navigue à dix mètres de lui, en tirant des bords, afin de capturer en vidéo ses sauts de vagues. Pas évident de l’avoir dans le champ de la caméra au bon moment !

Et soudain, c’est le trou noir : tous les projecteurs s’éteignent dans la tête de Trefina. La jeune femme vit un rêve bizarre. Elle se retrouve au centre d’une scène qui se passe au beau milieu de la nuit. Une ambiance indéfinissable, avec des images floues d’un univers inconnu. L’’impression de flotter sous la mer entre deux eaux, d’être attirée vers le bas sans pouvoir maîtriser ses mouvements.

La jeune femme se met à marcher sur le fond de la mer. Elle titube, car ses pieds s’enfoncent à moitié dans le sable. Elle a beaucoup de mal à tenir en équilibre. Il doit être aux environs de minuit. Comme attirée par un aimant, ses pas la mènent irrésistiblement vers un bâtiment en ruines qui lui rappelle la chapelle Sant Trevel, située à un kilomètre de la plage du Ster, à Kerveneg.

Des lumières aveuglantes proviennent de l’intérieur de l’édifice. Trefina se rend compte alors que la chapelle se trouve près d’une résurgence sous-marine placée sous un dolmen de granit constitué de pierres plates. Sous la plus grande, une fontaine. Un bassin aux murs de pierre taillée protège le filet d’eau douce. A quelques mètres de là, un menhir indicateur de source.

Une niche occupée à l’origine par une statue de la Vierge sert de refuge à un poulpe. Au fond de la fontaine, on peut voir des vieilles pièces de monnaie en cuivre ou en bronze, des matériaux qui résistent à l’eau de mer. On y voit aussi des tessons de poteries ou des morceaux de faïence cassée, jetés là suivant un ancien rite d’origine celte ou pré-chrétienne.

Une vieille femme en noir y jette des pièces en guise d’offrandes. Elle récite en marmonnant des formules magiques rituelles afin d’obtenir soit la guérison ou la protection d’un proche, soit pour une divination concernant l’avenir d’une personne. Trefina croit en saisir quelques bribes : «Jument bleue de la mer, prends soin de cette jeune femme …»

Autour de la chapelle Sant Trevel, des naufragés ressortent des fosses creusées sur le placître, consacré en cimetière pour ceux dont la mer a rejeté les cadavres. Marchant en file indienne, les squelettes encore couverts de haillons vont assister à une messe des morts. Une scène encore plus insoutenable que la procession mise en images par Bilal dans «Le vaisseau de pierre»! Enveloppés dans un nuage de brume malodorante, ils suivent le célébrant, un prêtre à la peau noire, vêtu d’une longue tunique blanche. Une écharpe bleu azur brodée de fils d’or est agrafée sur sa hanche.

Ce prêtre est Anatole Le Failher. Il est assisté de Filopenn milliget, le maudit, qu’on appelle ici l’ankou de la mer et de Tunvez, la Gwreg ar Mor, la sorcière de la mer. Le couple, qu’on peut apercevoir régulièrement de Toul an Ifern de Saint-Guénolé au Roc’h Goudoul de Lesconil, hante les grèves du pays, dépouillant de tous leurs biens les naufragés qui y échouent.

Anatole est le fils de Yannig Du, domestique du chevalier de la Villeblanche, un esclave ramené en 1752 de Guinée à l’âge de 8 ans, baptisé à Sant Trevel en 1753. Adopté par Yann Failher et son épouse, jardiniers du manoir de la Villeneuve, Yannig se mariera à une jeune paysanne du village voisin et un fils, Anatole, naîtra de leur union.

Le jeune Failher, habité par l’esprit conjoint des légendes africaines et celtes, se fait remarquer par ses fréquentes illuminations. Un jour, alors qu’il avait une douzaine d’années, il affirme avoir aperçu une dame blanche près du calvaire de la chapelle Notre-Dame de Tronoën. Aurait-il découvert les effets hallucinogènes d’un petit champignon, très présent dans les dunes de la baie, le psilocybe ? Nul ne pourra le dire ! Alors, ne sachant que faire de leur phénomène, ses parents décident de l’envoyer au petit séminaire de Pont-Croix où il sera ordonné prêtre.

Attirée par les lumières, les pas de Trefina la portent malgré elle à la suite du cortège des revenants mené par le prêtre, au son cristallin d’une cloche. Tous rentrent à l’intérieur de la chapelle dont il ne reste quasiment que les murs de pierre. Le couple des assistants saisit brutalement le jeune femme. Incapable de résister, elle se retrouve aussitôt allongée et ligotée sur une sorte de pierre plate faisant office d’autel.

Le prêtre noir gravit la roche ; la foule des morts-vivants est à ses pieds. Lui, debout, domine tout l’espace, la terre et la mer. Il parle de la loi qui régit l’univers, de celle qui régit la conscience humaine, de fin mortelle où toute vie nous mène. Il s’adresse à Trefina pour lui dire que son heure est venue. Assistée de Filopenn milliget, Tunvez, la Gwreg ar Mor s’apprête à égorger la jeune femme pour la sacrifier sous le regard de nombreux hommes montés sur des bateaux posés à la surface des flots.

«Gwreg Ankou ar Mor, fais-ton oeuvre !»

Après avoir prononcé ces mots, le prêtre se tait. Soudain, un éclair bleu fendant l’ombre, suivi d’un deuxième, tout aussi éblouissant, envahit la chapelle. Un coup de foudre assourdissant fait trembler le sol. Toutes les lumières s’éteignent ensemble et l’assistance disparaît. Trefina se retrouve seule dans la chapelle vide et dans le noir total. Avant de perdre de nouveau connaissance, elle aperçoit fugitivement une jument bleue qui vient vers elle …

Enfin, après un long temps de sommeil dont elle n’aura aucune conscience de la durée, Trefina se réveille en sursaut, des lumières blanches autour d’elle, comme dans la chapelle. Ses yeux ont du mal à supporter leur éclat. D’autres petites lumières colorées, vertes ou oranges, clignotent. Elle entend des bip-bip en continu. Trefina ne reconnaît pas le lieu où elle se trouve, ne sait pas ce qui lui est arrivé. Une femme qui tient à la main le masque à oxygène qu’elle vient de lui enlever lui dit qu’elle est à l’hôpital et qu’on vient de la réveiller.

Autour du lit où elle est allongée, elle aperçoit, penchés vers elle, Yann et ses parents. Il y a aussi des inconnus habillés en blanc ou en vert. Ce sont les soignants de l’équipe du service de réanimation des urgences. Un monsieur à lunettes en blouse blanche se présente à elle. C’est le Professeur Erwan Bogdanovic, le médecin-chef du service, un stéthoscope autour du cou. Il lui annonce qu’elle est sauvée, tirée d’affaire, après avoir fait bien des frayeurs à ses amis et sa famille.

mediascitoyens-diois.info

Yann lui rembobine le film des événements :

« Lors de notre session de windsurf, alors que tu me filmais avec ta caméra frontale, en train de réaliser une vrille, ta planche a heurté un récif. Un choc aussi impressionnant que ta réception extrêmement violente. Tu n’avais pas vu le rocher, le fameux Groaik ar Ster, qui affleurait à la basse mer. Alors, tu te ramasses violemment dans l’eau. Assommée par le bord de la planche, tu perds connaissance. Sonnée, KO, tu coules après ta chute à la mer.

Tu ne dois ton salut qu’aux plongeurs-archéologues du BRAM (Breizh Ranniged Ar Mor), branche bretonne du DRASSM (Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines) basé à Marseille, qui viennent aussitôt à ton secours. Coup de chance, ils se trouvaient à proximité en opération de fouilles sur les canons d’un bateau naufragé à la fin du XVIIIe siècle, la frégate brestoise la Sklap-he-Lost.

Du temps où la dune n’était pas encore refermée, les bateaux venaient se mettre à l’abri dans Toul ar Ster. En essayant d’y entrer pour échapper à trois vaisseaux anglais qui la poursuivaient, la Sklap-he-Lost avait dû talonner sur Groaik ar Ster et couler.

Des indices de la présence de l’épave à 15 pieds sous la surface, près de ce récif ont été récemment signalés aux archéologues. Profitant du grand coefficient, ils ont décidé de fouiller au point GPS 47 47 33 N, 04 19 05 W.

Le pilote de la vedette des plongeurs, dès qu’il a vu l’accident se produire, a immédiatement lancé une alerte sur le canal 16 de la VHF. Un des plongeurs encore à bord s’est remis à l’eau pour te récupérer. Dans le même temps, d’autres témoins, planchistes ou promeneurs, ont appelé simultanément le CROSS Étel au 196, le numéro d’appel d’urgence en mer, pour signaler «un homme à la mer».

Remontée à bord de la vedette du BRAM, tu reçois les premiers soins prodigués par les plongeurs, tous formés au secourisme. Malgré leurs efforts, ils n’arrivent pas à te faire reprendre connaissance. La vedette SNSM Skreo ar mor, en veille au port de Kerveneg, est sur zone moins de dix minutes plus tard. Dès son arrivée, tu es transférée sur le canot de sauvetage et médicalisée. Une fois au port, les pompiers de Kerveneg prennent rapidement les choses en main. Tu es alors évacuée vers le centre hospitalier, par le VSAV, toutes sirènes hurlantes.

Après divers examens, les médecins du service de réanimation décident de te garder en observation. Par précaution, ils te plongent dans un coma artificiel pendant 24 heures. Au final, tu t’en sors avec de l’eau dans les poumons, un doigt cassé, quelques contusions ainsi qu’une lèvre fendue… Pour ma part, outre la frayeur que tu nous a faite, je retiendrai surtout de cette histoire, le sang-froid des plongeurs venus à ton secours alors que tu étais sous l’eau et sans connaissance. Il ne faudra pas oublier de les remercier !»

Encore plus ou moins dans son rêve, Trefina a un flash et un épisode lui revient en mémoire. Elle s’exclame :

« Et la vieille femme en noir et la jument bleue aussi ! Je crois qu’il faudra aussi aller jeter une pièce dans la fontaine de la chapelle Sant Trevel.

— Qu’est-ce que c’est que ce délire ?

— Ne t’inquiète pas, Yann, je ne suis pas devenue folle ! Je te raconterai tout ça plus tard.»

Après avoir complètement repris ses esprits, le premier souci de Trefina est de savoir ce qu’est devenue sa caméra. Au moment du choc, elle avait sauté de son front et coulé à pic. Elle sera récupérée peu après par un des plongeurs. Distinguant un éclat brillant au fond, pas très loin de l’épave, comme une bouteille de verre, posée sur le sable et entourée d’algues brunes, il s’est souvenu de l’épisode du miroir-épave dans les Légendes de la mort chez les Bretons armoricains. Il a compris tout de suite qu’elle appartenait à la jeune femme naufragée et l’a remontée à l’air libre.

Mise immédiatement en marche par Yann, la caméra a l’air de fonctionner correctement. Heureusement que son étanchéité est garantie jusqu’à une profondeur de cinq mètres. Trefina veut absolument en vérifier le contenu. Et là, horreur ! épouvante ! le film enregistré dans sa caméra montre une cérémonie druidique sur des barques, des canots à voiles et à rames, avec bénédiction de la mer au-dessus de tables de pierre qui se trouvent à cinq mètres de profondeur. Le maître de cérémonie est un druide noir habillé de blanc et d’azur ! …

Effrayée, proche de la panique, Trefina se retient pour ne pas replonger «dans les pommes». Elle ressent comme la désagréable impression d’avoir tourné dans un jeu vidéo débile !

— De quoi me dégoûter à jamais de plonger !

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— Mais non, mais non ! souviens-toi que je t’ai promis de t’emmener à Toliara voir mon oncle Christian. Il vient de m’appeler hier soir. Il a obtenu l’accord officiel pour me recevoir comme stagiaire afin de valider la pratique de ma maîtrise d’aquaculture.

Tu viendras me rejoindre là-bas pendant les vacances. Nous irons avec mes cousins Émile, Théodore, Paul et François-Marie, plonger en apnée. Nous irons observer les merveilleux coquillages tropicaux qui peuplent les fonds du canal du Mozambique au sud-ouest de Madagascar ou du côté de Diégo Suarez, au nord-est, dans le lagon de l’île de Nosy Ankao.

Claude Péron Décembre 2022